LA MAISON DE RETRAITE

Dans la « vraie » vie, je porte un prénom breton du genre breton bretonnant. Suffisamment rare et exotique pour que la première question qu’on me pose concerne toujours celui-ci (non, je ne suis pas breton). Ce prénom a toujours été une pierre dans mon jardin. Tantôt encombrant parce que rare (personne foutue de bien l’écrire ou le prononcer du premier coup correctement), tantôt instrument de séduction et prétexte à premières discussions parce qu’exotique. Il m’a fallu plusieurs dizaines d’années pour en apprendre l’origine. Par ma mère, maintenant âgée et malade, qui vient d’entrer en maison de retraite.

J’ai toujours eu des problèmes de relations avec ma mère, ou plutôt de relations avec la vie qu’elle menait. Et que, enfance oblige, nous avons dû, mes frères, mes sœurs et moi, partager un temps. S’il fallait donner un exemple de la vie que mena ma mère, et qu’elle nous infligea, on le trouverait dans l’histoire de Madame Bovary. Égrenant un présent définitivement maussade et rêvant d’après lumineux, sacrifiant le quotidien (toujours morose) et le faisant payer à son entourage, en invoquant des lendemains (forcément éclatants). Quand ce lendemain arriva (la retraite), ma mère s’enferma dans le salon de sa maison de rêve (la grande ferme familiale dont elle avait hérité) et passa toutes ses journées à tricoter devant sa télé, loin du monde et de la lumière. Inévitablement, le futur avait fini par devenir lui aussi un aujourd’hui. Pas un jour, pas une seconde de mon existence, pas une seule nuit, en réaction épidermique sans doute, je n’ai eu de cesse d’échapper à ce carcan de la soumission au temps qui passe, de la fuite éperdue dans les rêves impossibles d’éternités ou de lendemains qui chantent. Il fallait mordre dans le présent tout de suite, en tirer coûte que coûte son satané jus, malgré les épines et les obstacles douloureux, malgré les genoux et les cœurs écorchés. Une histoire d’amour qui se termine n’est jamais un échec parce qu’elle A ÉTÉ une histoire d’amour. Juste remercier ceux et celles qui nous ont fait l’honneur de la partager avec nous un temps, et passer tout de suite à autre chose, d’autres histoires d’amour, d’autres aventures, sans gémir. Maudit-on la vie parce qu’elle se termine par la mort ? Récemment, à cause de son état de santé défaillant, de son impossibilité à vivre en autonomie toute seule dans sa grande demeure, de sa réticence aussi à y accepter une présence étrangère, fut-elle celle d’une aide-ménagère, ma mère a dû se résoudre à rejoindre une maison de retraite. Celle située dans le petit village du Poitou où je suis né, à quelques centaines de mètres de l’école primaire de mon enfance. En moins de temps qu’il fallait pour le dire, sa personnalité changea du tout au tout. Cela commença par la rencontre au hasard d’un repas au réfectoire avec sa cousine L…, déjà pensionnaire de l’endroit. L… et ma mère avaient été de très grandes amies autrefois, jusqu’à ce qu’adolescentes, elles fussent séparées par une brouille qui opposa les deux branches de leur famille pour de vagues raisons oubliées de tous (et sans que toutes les deux n’y soient pour quelque chose). Presque instantanément, dans ce réfectoire, des dizaines d’années après, leur relation perdue se renoua. Puis, ma mère se rendit compte qu’elle connaissait aussi pratiquement tous les locataires des autres chambres. D’anciens copains d’école, de lointains « cousins », d’occasionnels ex-voisins… Le monde est petit, le Poitou encore plus. La maison de retraite était peuplée des fantômes du passé de ma mère ! Cet ancien présent qu’elle avait mis tant d’énergie suicidaire à rejeter. Des fantômes bien en chair, et qui se retrouvaient dans cet endroit, après toutes ses années. Certains de ceux qui ne les avaient pas encore rejoints entre ses murs venaient les visiter. Tremblants et vacillants, ils étaient tous là ou presque, hors les déjà morts ! Et ma mère les recevait dans SA chambre ! Est-ce parce qu’elle sentait confusément qu’il ne lui restait qu’assez peu de lendemains auxquels se raccrocher et rêver, qu’elle n’était plus dupe du paradis que lui promettait pour « après » son inébranlable foi religieuse ? Cette fois-ci, ma mère ne rejetait pas le monde extérieur. Et tandis qu’elle s’était promise de prendre tous ses repas seule dans sa chambre ( »« je ne veux pas qu’on me voit dans cet état ! » »), voilà qu’elle exige aujourd’hui d’aller au réfectoire, avec les autres. Voilà qu’elle s’intéresse aux autres. Elle fait une fixation sur Julia, sa première arrière-petite-fille, la fille de ma fille. M’appelle fréquemment (ce qu’elle ne faisait jamais, me reprochant seulement de ne pas l’appeler, moi, ce en quoi elle avait raison). Elle prend régulièrement des nouvelles, réclame des photos de l’arrière-petit trésor, parle d’une voix aussi enjouée que le lui permet sa maladie de Parkinson. Et puis, elle m’a raconté, enfin, l’histoire de mon bretonnant prénom.  »« Oh, c’est ta tante qui l’a suggéré. Avec ton père, on avait une autre idée, mais pas plus que ça. Alors ta tante m’a rappelé qu’autrefois au lycée, on connaissait toutes les deux un certain P… Enfin, on le connaissait, nous, parce que lui, je ne suis pas sûre qu’il nous ait jamais remarquées. Il était la coqueluche de tout le monde. Faut dire qu’il avait de la prestance, et beau avec ça. Alors ta tante… » » Quand je rendrai visite à ma mère, il faudra que je cherche si ce P…, cet archange éphémère d’un passé révolu dont j’ai porté l’auréole bien à mon insu, ne hante pas lui aussi, aujourd’hui, quelque couloir de la maison de retraite.

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Un voyageur à domicile en quête d'une nouvelle civilisation.