LA PÊCHE À LA MOUCHE

((/images/Truite.jpg|truite|L))  »« Je pêche parce que j’aime pêcher ; parce que j’aime les lieux — toujours splendides — où vivent les truites, et que j’abhorre ceux — invariablement laids — où vivent les gens. » » Il y a quelques temps, quelques années même déjà, je me suis piqué de pêche à la mouche. Mais en vérité pas tout à fait pour les insociables raisons invoquées dans son savoureux  »Testament d’un pêcheur à la mouche » par ce vieux misanthrope de John D. Voelker (éditions Gallmeister).

Je ne suis pas, comme John D. Voelker (1903-1991), un ancien juge épuisé par tous les afflictions du monde qui défilaient dans son tribunal, ni de surcroît procureur (le pire des rôles), ni auteur de romans policiers désabusés telle cette  »Autopsie d’un meurtre » mise en film en son heure par Otto Preminger avec James Stewart dans le rôle… de l’auteur. J’aime la pêche à la mouche parce qu’elle me mène « à la rivière ». Disons pour être clair que je ne vais pas à la pêche avec la lamentable intention de vider les cours d’eau de leur substance poissonneuse (ma technique en la matière, bien limitée, ne m’a pas encore autorisé, jusqu’à aujourd’hui, cette détestable ambition !) Non, je vais « à la rivière » surtout pour me laisser engloutir par elle, laisser l’eau tourbillonnante suffoquer mes mollets, tremper mon short (slip quand il y a, pas toujours) et mon t-shirt de fortune. Horreur de ces  » »waders » », ces prisons de caoutchouc tout juste bonnes pour les frileux, ou à l’extrême rigueur pour les pêcheurs d’hiver. Je vais à la rivière pour me laisser envahir par les hordes d’insectes dont je vais tenter d’utiliser une maladroite imitation : mouches de mai, éphémères, trichoptères, larves en tout genre… ; pour me laisser égarer par la faune des berges qui grouillent autour de moi : martins-pêcheurs furieux d’être dérangés, ragondins suspicieux, bergeronnettes affairées des ruisseaux … J’adore les agressions rugueuses des galets à travers la semelle soumise de mes espadrilles ; et, cerise sur le gâteau, la vision envoutante de ces truitelles voluptueuses qui, comme encore lors de ces dernières vacances dans le Quercy, sont venues nonchalamment onduler à une encablure de mes chevilles tétanisées par l’eau glacée. Sans le moindre danger pour elles, bien sûr.  »« La pêche à la mouche est une maladie progressive et parfaitement incurable qui non seulement rend ses victimes un peu stupides, mais aussi leur fait gravir l’échelle du snobisme jusqu’à ses degrés les plus hauts. » » Là encore qu’il me soit permis de m’inscrire en faux contre ce lieu commun lâché par un adorable vieux chnoque embrumé par les vapeurs excessives de ses abus de bourbon. Le « snobisme » des pêcheurs à la mouche évoqué par John D. Voelker ne se distingue en rien de celui, pesant, qu’exsudent tous les étriqués cultivant comme des forcenés une mono-passion. Les mono-passions ont ceci de gênant qu’elles sont souvent un asphyxiant refuge contre une réalité qui effare. Petit cercle confiné réservé à quelques  »happy few » soucieux surtout de se protéger du reste de l’univers. Cache-misère un peu vain pour se donner un semblant d’importance illusoire. Je ne suis envouté par la pêche à la mouche que si je croise d’aventure une rivière frémissante. Mais que j’arpente une forêt en septembre et je serai illico fasciné à mort par la quête des champignons. Les odeurs d’humus en décomposition m’ensorcèleront tout autant que les éclosions de nymphes dans le tumulte aquatique. Et je ne dédaignerai pas laisser mon attention détournée par le vol furtif d’un geai des chênes ou d’un pic-vert dans un sous-bois. Comme je suis capable de fondre pour une jolie musique, n’importe laquelle, ou encore une alerte paire de fesses déambulant dans mon champ de vision. Je ne veux en aucun cas maîtriser le monde qui m’entoure. Le délimiter aux barrières d’un seul passe-temps prétexte aussi noble soit-il. Je souhaite juste en percevoir toute la diabolique richesse sans chercher à m’en emparer. Je fuis les viandards qui vident les rivières et les mers, les sagouins qui ravagent sans scrupule le mycélium des forêts$$Le mycelium est l’appareil végétatif des champignons, sorte de nervures ramifiées souterraines que des cueillettes excessives et inconsidérées détruisent durablement$$, les vantards pathétiques qui brandissent leurs conquêtes amoureuses (toujours innombrables) comme de désespérés faire-valoir personnels. Eh oui, c’était prévisible, n’est-ce pas ? Nous en sommes vite arrivés au monde des humains. Car bien loin de vouloir fuir cet univers —  »« invariablement laid — où vivent les gens » », j’ai l’ambition démesurée de m’y mesurer en fouettant l’air de ma soie au bout de laquelle voltige une mouche inoffensive. (J’ai souvenir de ces pêcheurs de Haute-Normandie qui traquaient les truites sans le moindre espoir de victoire, juste pour les voir jaillir et gober leurs insectes artificiels, car leurs appâts de plume ÉTAIENT DÉPOURVUS D’HAMEÇON !) Je sais les risques et les désillusions brûlantes que nous risquons de rencontrer en nous frottant aux marécages où batifolent nos congénères. Mais je ne parviens pas à me désenvouter de ces rivières-là non plus. Je sais d’expérience que derrière l’amoncèlement des branches mortes enfouies, des ronces et des cadavres de canettes ou de bouteilles plastiques dérivant tristement entre les nénuphars, des pièges et des coups tordus, frétillent toujours quelques perles, aussi rares soient-elles, qu’il me plaît de débusquer. Je voudrais vous raconter une rencontre que j’ai faite aujourd’hui, au siège parisien de la grande société qui m’emploie, en me rendant à l’incontournable « séminaire de rentrée », celui qui marque douloureusement la fin de la période estivale. Tout au bas de la grande tour, au niveau « moins deux », celui du petit personnel, des coursiers et des pompiers de service, officie le dénommé B. Cela fait des années qu’il est là en poste, que tous (moi compris) le croisent sans trop le voir. Bedonnant, le cheveu revêche, un tantinet porté sur la bouteille, célibataire par défaut, B. ne paie pas de mine, c’est vrai. Il est là pour des raisons assez brumeuses : l’accueil ? quelques menus services ? Ce matin, j’ai appris que B. avait une passion secrète : les voyages. Tout le misérable salaire que son emploi incertain lui fait gagner, il le garde pour des voyages au long cours. Un par an au moins. « Ah oui, c’est vrai, il était au Mexique avec nous, il y a deux ans. » Ce matin, B. avait les yeux dans le vague, perdus vers je ne sais quels horizons connus de lui seul, et dont il n’était pas encore complètement revenu. — J’arrive du cap Nord. Oh puté, quel froid de canard là-haut ! L’espace d’un instant, j’ai cru voir l’éclat argenté d’une truite fario tapie au fond d’une rivière que je n’avais pas (encore) su lire.

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Un voyageur à domicile en quête d'une nouvelle civilisation.