ÉLOGE DE LA FUITE

((/images/main.jpg|main|L)Quinze jours aussi pour relire l »’Éloge de la fuite » du même Laborit et décanter ses propos au regard de notre époque.


Dire que nous vivons dans un système où le but assigné à chacun est de s’inscrire au plus haut d’une échelle hiérarchique pré-établie, de se conformer à une grille de convenances figée par les dominants, est un euphémisme. Par-delà les alibis langagiers avec lesquels nous tentons de maquiller grossièrement nos agissements, il est clair que le problème à résoudre n’est pas la répartition des richesses ou l’égalité entre les êtres ou les sexes, mais notre quête folle et suicidaire de dominance.

Façonnés, modelés depuis la nuit des temps par notre éducation à céder à toutes nos pulsions inconscientes, et à nous soumettre au cadre formel hiérarchique dans lequel notre entourage familial et social nous confine, nous nous coulons dans ce moule pré-établi à tous les niveaux de notre existence : personnel, familial, social, amoureux…

Parvenus tant bien que mal au stade hiérarchique qui nous croyons nous être dévolu, nous nous y accrochons comme des morts de faim en maintenant à distance les infortunés restés aux échelons inférieurs. C’est la position paternaliste du chef de famille, les explications lamentables du criminel passionnel, la rage du petit chef de service à l’égard de ses anciens collègues désormais réduits à la subordination. C’est le petit blanc qui cogne à bras raccourcis sur le coloré ou l’étranger plus mal loti que lui. C’est le sucre engluant de tous les discours en chef, moraux, politiques, religieux, pour tenir les populations sous contrôle : la souffrance et le sacrifice érigés en valeurs universelles, le paradis promis aux exclus pour après la mort, le « travailler plus pour gagner plus »…

Les oppositions politiques ou syndicales, le militantisme, n’ont généralement pour but que de chercher à remplacer les vieilles grilles par des nouvelles de leur cru, tout aussi haïssables. Quand elles n’y parviennent pas, elles se résignent rapidement et se dissolvent dans l’ordre établi qu’elles prétendaient contester, soupapes commodes chargées d’évacuer les trop-pleins d’insupportation populaire. Et totalement dénuées de caractère subversif.

Le rang de contestataire, simple posture valorisante pour ceux qui joue ce rôle, s’inscrit alors tout naturellement dans la grille hiérarchique autorisée que l’on faisait mine de dénoncer. Tous ceux qui sont expulsés de cette course à la dominance (les vieux), ou maintenus à l’écart et au bas de l’échelle hiérarchique, sont voués à s’étioler et à se racornir. À se punir à coups de stress inhibant et de maladies psychosomatiques. À se réfugier dans des croyances religieuses puériles, des illuminations métaphysiques ou des emportements nationalistes. À tenter de s’échapper par l’exutoire de la violence stérile (les jeunes de banlieues, les supporters de foot…).

La révolte ? Nécessaire et légitime, bien sûr. Possible même, lorsque les structures hiérarchiques du moment et leur support économique, sont à bout de souffle, comme aujourd’hui. La révolte peut alors se révéler redoutablement efficace en bouleversant le système en place, en introduisant durablement le doute sur les discours alibis officiels qui cherchent à en légitimer l’existence (Mai 68 fut en ce sens une réussite totale).

Mais l’histoire montre que ces révoltes ne supportent jamais l’épreuve du temps et que les pulsions millénaires de dominance reviennent rapidement au galop. Toute révolte est hélas vouée à terme à la déchéance « car la révolte, si elle se réalise en groupe, retrouve aussitôt une échelle hiérarchique de soumission à l’intérieur du groupe ».

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Face à ces constats accablants, ne reste que la fuite. La fuite et la connaissance, dit Laborit. Pour échapper à ces structures suffocantes tissées par notre éducation et à la sclérose des ordres établis, il nous faut d’abord apprendre à connaître les mécanismes qui engendrent ces structures, à décrypter les pulsions inconscientes qui nous poussent dans la course à la domination, à mettre au clair les discours par lesquels nous tentons de maquiller et de légitimer tous ces processus inconscients enclenchés par notre système nerveux.

Pas facile car nous sommes nous-mêmes imprégnés de tous ces codes par lesquels les « autres » (« nous ne sommes que les autres ») ont anesthésié la zone associative de notre cerveau, celle qui devrait, nous dit-on, nous distinguer des animaux et nous permettre de nous émanciper, et qui, en réalité, par faiblesse, participe à notre aliénation.

Et c’est ainsi que bien souvent nous perpétuons en toute bonne conscience, mais inconsciemment, ces pesantes échelles de valeurs qui nous collent à la peau. Cela va du militant qui rêve d’ « éduquer » les masses au nom de son idéal, à l’amoureux qui croit pouvoir s’approprier « jusqu’à la mort » l’ « objet » de son amour au prétexte que ce dernier s’est donné à lui, aux parents qui, pour le bien de leurs progénitures bien sûr, leur mitonnent eux-mêmes une classification entre ce qui est bon et mal (« il passe son temps devant la télé et ne lis jamais, ou alors des bd »).

Ainsi encore, par exemple, des revendications féministes qui, pour obtenir l’égalité avec leurs compères mâles (qui songerait à le leur reprocher ?), réclament une égalité de traitement pour ce qui est de leur ascension hiérarchique professionnelle. Oui, de tout cela, il nous faut nous désembourber. La fuite dont parle Laborit ne relève pas du sauve-qui-peut impuissant. Elle n’est pas un retour en arrière, mais une marche continuelle vers l’avant, une remise en cause permanente des situations établies, une fuite loin des pouvoirs en place, y compris et surtout ceux que nous avons nous-mêmes contribué à installer. Car sitôt installé, un pouvoir se corrompt immanquablement. Fuir, c’est  »« choisir un but et corriger la trajectoire de l’action à chaque seconde » ». Le but à atteindre est évolutif dans le temps et dans l’espace, jamais figé dans des certitudes idéologiques sectaires et rigides. L’éloge de la fuite, c’est  »« l’éloge de l’imaginaire, d’un imaginaire jamais actualisé et jamais satisfaisant, c’est la Révolution permanente » ». Avec l’utopie comme guide et non comme but à atteindre. Qui ne se résout pas aux incertitudes de ce long et errant « voyage à domicile », est voué à l’asphyxie et à l’aigreur. Car il n’existe pas de Grand soir possible. Rien que des petits matins pas trop cons à multiplier sans relâche. Et tout de suite. L’attente du Grand soir, c’est souvent une manière de dissimuler notre incapacité à inventer les petits matins, notre inaptitude à « vivre malgré tout », en quelque sorte. Le propre de cette « révolution permanente », c’est qu’elle n’a pas l’excuse du nombre pour être reportée. Elle commence par soi-même, tout seul s’il le faut, et sans attendre (sauf que, évidemment, plus on est nombreux, plus c’est jouissif !) Qu’attendons-nous pour nous y lancer ?

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Un voyageur à domicile en quête d'une nouvelle civilisation.