TROIS RENCONTRES

((/images/primitifs_flamands.jpg|primitifs_flamands|L)) Court séjour à Bruges, juste le temps de laisser retomber la poussière du chemin. Temps menaçant, puis crachin noyant les canaux, inondant les parapluies multicolores de quelques touristes obstinés à boucler leur périple aquatique en bateau-moteur malgré les éléments. Et puis cette visite étourdissante aux musées Groeninge et  »Memling in Sint Jan »…

__Les Primitifs flamands__ (XVe et XVIe siècle) exposés dans ces deux lieux incontournables de Bruges, nous laissent des trésors d’une irradiante beauté$$Illustration de ce passage :  »Le baptême du Christ » de Gérard David (extrait).$$. Pureté des visages, richesses tactiles des brocards et des ors, jeux de perspectives étonnamment modernes. Toutes ces œuvres sont empruntes d’une profonde religiosité, d’un désir farouche d’éternité. En ce temps-là, la puissance de nos croyances ne rencontraient nul obstacle de la raison et de nos connaissances. N’est-ce pas la chimère enflammée de nos illusions religieuses qui fit surgir de terre nos triomphantes cathédrales ? Pourtant, l’univers de ces « primitifs » (qui peignaient le monde cossu de leurs riches commanditaires sans trop se préoccuper du commun) ne manque pas, déjà, d’être ancré dans le quotidien. Un certain humour distant n’en est pas absent. Et le sang gicle souvent sur leurs somptueux tryptiques. Les enfers qu’ils nous présentent, ne trouvèrent-ils pas, plus tard, leur apothéose dans les visions apocalyptiques de Hyeronimus Bosch, tellement plus attirantes que la fade représentation de leur paradis d’outre-tombe ? ///html

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/// ((/images/the_war.jpg|the_war|L)) Enfer, apocalypse. La folie des hommes ne se transcendent pas toujours en majestueux monuments ou en œuvres exaltées. Je suis plongé depuis plusieurs semaines dans un documentaire ténébreux de quatorze heures, __ »The War »__, une épopée hallucinante qui raconte la Seconde guerre mondiale vue à travers le destin de quatre villes américaines$$ »The War », de Ken Burns ; diffusé actuellement par la chaîne Arte à raison de deux épisodes de cinquante-cinq minutes tous les mercredis ; documentaire intégral également disponible en DVD.$$. Une foule inédite de documents si déchirants, de commentaires si terrifiants, qu’on mesure en les voyant et en les écoutant pourquoi ils nous furent si longtemps dissimulés.  »« Ceux qui ont tâté de cette boucherie infernale savent que c’est le royaume de l’horreur. Le temps n’a plus de sens. La vie n’a plus de sens. Le vernis de la civilisation a volé en éclat dans ces luttes acharnées et nous sommes devenus des sauvages. » » (E. B. Sledge, combattant.) Distinguer les bons des mauvais ? Les mauvais étaient si mauvais que ceux qui les combattaient n’avaient aucun mal à passer pour des anges. Encore fallait-il distinguer ceux qui affrontaient l’enfer, et ceux, bien au chaud, qui les y envoyaient. Ceux-là qui, une fois victorieux, s’opposèrent en deux blocs à grands coups de menaces nucléaires. Je pense qu’il nous faut faire face à ces terribles réalités avec lucidité si nous ne voulons pas que leur triste répétition nous engloutisse. Car il est difficile de ne pas faire de projection avec ce qui nous arrive aujourd’hui et la tragédie qui se profile. Si nous n’avons pas encore touché le fond, nous nous y précipitons. Nous avons désormais dépassé le stade où l’entendement et la raison servent encore de garde-fous à notre démence. Terrible de constater que le sort de notre monde est désormais aux mains de quelque fous furieux, malades ou cyniques. Plus terrible encore de savoir que c’est nous-mêmes qui avons confié ce pouvoir à la plupart d’entre eux. Le temps et l’histoire ont ébranlé nos illusions métaphysiques, ou les ont métamorphosées en déluges de haine. Les idéologies matérialistes par lesquelles nous prétendions les remplacer ont fait long feu. Nous voici face à nous-mêmes. De quoi avons-nous l’air ? ///html

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/// ((/images/guerre_alan.jpg|guerre_alan|L)) Voilà plusieurs jours que je planche sur ce billet sans parvenir à le conclure. Manquait un troisième volet, si tant est que je ne peux me résoudre à évoquer un naufrage sans offrir au bout du bout l’espoir d’un radeau de survie. Ce radeau providentiel, je l’ai trouvé. Il s’agit de __ »La Guerre d’Alan »__, une bouleversante saga en bande dessinée d’Emmanuel Guibert d’après les souvenirs de son vieil ami Alan Ingram Cope$$ »La Guerre d’Alan », d’Emmanuel Guibert, éditions L’Association, trois tomes (le dernier vient tout juste de paraître) qu’il devrait être interdit de manquer !$$ La guerre d’Alan n’a rien à voir avec le sanglant carnage dont il est fait état plus haut. On l’y envoya trop tard. Il n’y rencontra que des ruines et la douleur des survivants. Non, le combat d’Alan nous est bien plus précieux. Il est celui de quelqu’un qui se rebiffe et décide de survivre à la médiocrité et au non-sens d’une existence qu’on lui a imposé. Lui qui termina sa vie d’adulte en convoyeur de fonds dilettante, prenant des chemins buissonniers avec son chargement pour lire Rimbaud au hasard de ses haltes, finit par prendre un jour une décision capitale.  »« Je me suis dit : bon, voilà ce que je vais faire. Je ne suis pas du tout content, ni de moi, ni de ma vie. (…) Je vais tâcher de revivre toute ma vie en pensée afin de la comprendre. (…) Il arrive beaucoup de choses dans une vie, pendant cinquante ans. J’ai essayé de les envisager lucidement, dans l’ordre chronologique, mais pas toujours. Revoir des gens, des situations, réentendre des mots. Ce que j’avais fait de bien et de pas bien. (…) Et cela jour après jour pendant dix-huit mois. Parce qu’on ne fait pas en une fois un voyage pareil. » » Et c’est ce voyage qui va nous prendre à la gorge trois tomes durant. Alan, soldat de sa propre vie, va s’acharner à retrouver tous ceux qui le marquèrent au hasard du destin. Il reprendra contact avec certains d’entre eux (dont le pianiste allemand Gerhrart Muench, grand ami d’Henri Miller, du poète Ezra Pound et du dramaturge Fernand Crommelynck). Il ressuscitera les disparus, découvrira avec stupéfaction que d’autres l’avaient lui aussi recherché.  »« J’avais poursuivi ma réflexion et j’avais beaucoup évolué. J’étais de plus en plus opposé à la civilisation dans laquelle j’existe (…). J’ai compris en même temps que je ratais ma vie et que la race humaine ratait la sienne. (…) J’ai écrit à Gerhrart : « Je suis complètement contre l’avis de tout le monde et tout le monde est contre mon avis, c’est incroyable, MAIS JE ME RÉVEILLE ! » » » En réponse, Gerhart Muench, alors au crépuscule de son existence, lui recopiera  »« des pages et des pages » » de Bachelard, d’Henri Bosco, de René Char, de Supervielle, d’Hölderlin…  »« Et c’est comme ça qu’après m’être bâti un embryon de conscience, tout seul dans ma camionnette » (de convoyeur de fonds) », en retrouvant Gerhart, à l’âge de cinquante-cinq ans, je suis né. » »  »« Voilà, c’est tout. » »

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Un voyageur à domicile en quête d'une nouvelle civilisation.