
Devant la fracassante faillite de notre démocratie, nul ne saurait adopter l’attitude du spectateur indifférent, la posture du contempteur aigri, la position de l’observateur goguenard. Détachement, ressentiment et ironie sont bien trop souvent masques à l’impuissance. Et l’attentisme prolongé tourne vite à la neurasthénie. Mais alors, quelle conduite ? Comment ? Quand ?
Ce n’est évidemment pas sans raison que la couverture de »L’Homme révolté », d’Albert Camus, figure en exergue de ce billet. L’homme révolté, pour Camus, c’est l’esclave qui soudain impose fermement à son maître de respecter la part de territoire qui lui revient et qu’il entend désormais défendre »mordicus ». Aucun compromis qui ne puisse entacher cette volonté.
Cette idée de territoire me paraît déterminante. C’est celle que je reprenais systématiquement avec mes filles lorsqu’elles étaient enfants. « Tu as ton territoire, j’ai mon territoire. Il y a une partie commune où nous pouvons nous retrouver. Mais personne, ni toi ni moi, ne peut empiéter sur la partie de territoire qui n’appartient qu’à l’autre. »
Cette révolte élémentaire se distingue de la révolte métaphysique qui, elle, ne vise pas à faire valoir un territoire mais « se dresse contre la condition (humaine) et la création toute entière », jugées insupportables. « Révolutionnaire » ou non, elle est en soi un mouvement absurde de destruction. Absurde car sans aucune autre perspective que l’expression vengeresse d’une rancœur.
Le révolté métaphysique ne vise pas à la sauvegarde d’un territoire, mais à l’anéantissement de celui qui l’oppresse. Et, partant, à l’éradication du sien propre puisqu’il offre à son maître l’inespéré prétexte de recourir aux pires répressions.
Sans prolongement social, la révolte individuelle s’apparenterait à un simple et assez égoïste repliement sur soi-même. Comme j’ai essayé de le dire dans le Manifeste de Mai 08, l’esprit de révolte me semble procéder par contamination exaltée du modèle, par rapprochement affectif des territoires, par séduction réciproque et contagion d’enthousiasme. Plus que par compatibilité idéologique autour d’objectifs prédéfinis ou de programmes secs comme des coups de triques.
Combien de fois avons-nous rencontré de ces « révolutionnaires » illuminés qui, derrière la brillance de leurs idées rabattues, dévoilaient un univers personnel si navrant ou si mortifère que la première réaction qui nous venait à l’esprit était de prendre nos jambes à notre cou ?
De cette conjonction de sympathies, naît le groupe, celui qui agira, qui cherchera aussi à « charmer » le plus grand nombre, ce fichu « peuple ». Car nous sommes là encore dans le domaine de la séduction par l’exemple affiché, plus que de l’explication ou de la conversion idéologique. Il faut en finir avec cette croyance surannée qui voudrait que l’on peut changer le peuple en l’éduquant (quelle prétention !), le faire évoluer, le ramener à la raison (la raison de qui ?).
Je ne crois pas aux démarches missionnaires, pas plus qu’à la toute-puissance de la leçon ou de la directive militante. Mais toujours à la vertu de l’exemplarité communicative et de la convivialité euphorisante. Point besoin de ces constructions savantes complexes qui isolent le groupe et le racornissent. Avec trois bons vieux principes bien sentis et solides comme liberté, égalité et fraternité, on peut déjà faire un petit quelque chose.
Parmi les huit points qu’il dresse comme « table des possibles » à « tenir avec fermeté », le philosophe Alain Badiou insiste particulièrement, avec raison, sur le huitième : « Il y a un seul monde. » Anodin en apparence, c’est sans doute le plus difficile à tenir, si l’on en croit les conversations de travail, de bistrot, de fin de banquet, ou même dans certains commentaires de ce blog. « Un seul monde », c’est l’accueil de l’Étranger qui passe sans impératif d’intégration. Tu es bienvenu ici, installe-toi, on va se serrer un peu pour te faire une place, un territoire. Ce sera ton territoire à toi, j’ai le mien. Mais personne, ni toi ni moi, ne peut empiéter sur la partie de territoire qui n’appartient qu’à l’autre. Sur ton territoire, tu as ta culture, tes coutûmes, tu les gardes comme tu l’entends même si de mon côté j’en désapprouve certains points.
Par contre, on se fixe tous une ligne de bonne et conviviale conduite. Ni toi, ni moi ne tenteront d’imposer à l’autre sa culture, ses coutûmes. Et si l’un ou l’une des tiens veut rejoindre mon territoire à moi, ma culture, il y sera bienvenu sans que tu puisses en rien t’y opposer. Et vice-versa bien sûr$$Je crois parler ici en connaissance de cause, la fille de très proches amies venant de se convertir à l’islam au grand dam de ses parents.
Et toi, autre voisin accroché au »prime time » de TF1 en grattant ton ticket de loterie, je ne te dénierai pas le droit de regarder tes émissions à la con, je ne te les reprocherai même pas. Mais à la condition express, bien sûr, que tu fasses de même et que tu laisses un espace respirable à mes menues manies à moi. La seule chose qui puisse nous importer est de dessiner ensemble ces indispensables parties communes où nous pourrons nous retrouver en toute convivialité. Où de toute façon, nous serons forcément contraint de nous croiser : le lieu de travail, la rue commerçante, le bistrot où tu gaspilles tout ton fric au PMU, mon salaud ! Faute de ces espaces communs, « laïcs » au sens très large, tu comprends bien que toute vie sociale serait un étouffoir. Comme dans ces banlieues ou ces cages-à-poules sinistres où on t’a cantonné.
Arrivé à ce point du raisonnement, et pour peu qu’il le partage, le lecteur peut se demander quand et comment il met en pratique un tel comportement de « révolte » sociale. La prise de pouvoir politique vient spontanément à l’esprit. C’est une possibilité à ne pas négliger, si l’occasion s’en présente. Mais elle me paraît ni suffisante, ni primordiale. Pas suffisante, car on sait que tout pouvoir politique se corrompt systématiquement avant même d’avoir réalisé pleinement les buts qu’il s’était assignés. Pas primordiale, car les grands bouleversements du monde n’ont pas toujours été le fait des pouvoirs en place.
L’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 a bien moins bouleversé la vie des citoyens que les évènements de Mai 68 dont les protagonistes restèrent toujours à la porte des institutions gouvernementales. Le » »j’ai un rêve » » de Martin Luther King eut une importance considérable sur la fin des lois de ségrégation américaines, sans que le rêveur n’eut jamais loisir de dormir à la Maison Blanche. Et c’est du fond de son cachot que Mandela donna corps au plus gros de son œuvre.
J’ai la faiblesse et l’immense prétention de penser que les révolutions commencent quand chacun le décide. Elle passe par un acte essentiel : la non-obéissance civile. Dans un billet joyeusement troussé à son image, mon ami « vieil anar » parle, lui, de » »désobéissance civile » ». Au mot « désobéissance » (qui suppose un acte contre), je préfère l’expression de « non-obéissance » qui relève d’un comportement naturel au nom de principes bêtes comme chou mais immuables : liberté, égalité, fraternité. Encore et toujours. Et, au terme de « civique » (qui implique un recours à une pédagogie un brin condescendante), je retiens le qualificatif moins guerrier de « civile », dont « vieil anar » rappelle qu’il provient de »civilis », vocable latin de la même famille que »civis », le citoyen, cette tête de mule que révolte parfois l’idée de s’en laisser compter par les puissants. La non-obéissance civile, c’est le refus ferme et tranquillement assumé par l’esclave, quels qu’en soient les risques, de se soumettre aux directives iniques du maître, élu ou non, selon qu’elles heurtent sa conscience au plus profond. Je ne cherche pas à désobéir à la loi par principe, conviction ou affirmation adolescente.
Mais il est clair, Étranger, que si je veux te faire une place sur mon territoire au nom de l’inviolable devoir d’hospitalité, je serai malheureusement dans l’obligation de ne pas obéir aux lois iniques qui t’expédient »manu militari » dans d’insupportables centres de rétention. En ce sens, une association comme RESF est bien plus « révolutionnaire » que ces groupes politiques qui se bornent à introduire la dénomination dans leur appellation ou dans leurs statuts, en se contentant d’en discuter entre eux à n’en plus finir. Or RESF, comme les enfants de Don Quichotte et bien d’autres organisations souterraines passées ou à venir, n’est pas né pas d’un projet politique ou autre canevas idéologique pré-établi, mais d’une nécessité d’action immédiate et efficace qui a réuni quelques individus isolés « par sympathie commune » pour la dignité humaine la plus élémentaire. Les chances de réussites d’un tel projet « révolutionnaire » ? Ce n’est pas notre fait. » »Tu ne t’attarderas pas à l’ornière des résultats » » (René Char). Attelons-nous plutôt à cette oeuvre grandiose de séduction, chacun dans son petit jardin mais avec un œil curieux sur le potager du voisin, avec obstination, mais aussi avec modestie, sans gonfler l’autre de notre importance, ni surtout le lasser comme je suis en train de le faire avec ce billet interminable. Allez, ami lecteur, respirons un bon coup ensemble autour d’un bon verre. Avant de nous lancer dans nos commentaires enflammés.