((/images/Tatihou.jpg|Tatihou|L)) Rien ne devrait nous ébranler. La terre pourrait s’écrouler autour de nous, le sable se dérober sous nos pieds, notre compte en banque hurler à l’agonie, ça ne devrait rien changer : il faut continuer à manger avec délectation. Aujourd’hui midi, allez hop, profiteroles d’escargots à l’andouille de Vire dans sa crème chaude de camembert, plus un rognon de veau grillé* pour faire oublier la froidure de l’hiver.
Déjà, à l’ère paléolithique de mes années d’étudiant célibataire, je détestais les plans nouilles fadasses ou conserves insipides. Je me suis mis direct à la truite au bleu, au lapin sauce moutarde ou à la soupe à l’oseille (faites fondre l’oseille dans plein de beurre ; ajoutez l’eau et laissez mijoter à feu doux ; à la fin, ajoutez du lait et un ou deux œufs crus que vous battez aussitôt pour qu’ils ne prennent pas ; servez chaud sur deux ou trois tranches de pain rassis). Je salive rien qu’à l’intitulé des plats que mon amoureuse de la maison mitonne : épaule d’agneau au miel et romarin, goulash »székely » (choucroute au paprika), poulet »m’galli » aux olives et citrons confits, gingembre, safran et fine pincée de coriandre fraîche ciselée. Ah la traîtresse, cette façon qu’elle a d’accommoder les restes pour vous dresser des mets envoutants ! Et ces pâtisseries à vous damner. Ces simples madeleines fraîches fondant sous la langue, et cette tarte craquante aux pommes Idared (le secret : cuisez la pâte au four sans les pommes ; faites revenir les pommes dans du beurre à la poêle ; disposez les pommes presque caramélisées sur le fond de tarte chaud et servir avec crème fraîche) ! Restons quant à nous à notre humble niveau culinaire et contentons-nous modestement, si vous le voulez bien, d’accommodements au plus près de la simplicité de la terre (ou de la mer) : coquilles St Jacques achetées au bateau et rissolées une minute de chaque côté puis nappées de beurre blanc sur fondue de poireaux ; entrecôte grillée bleue servie sur un beurre légèrement aillé et accompagnée de petites pommes de terre nouvelles rôties dans l’huile d’olive ; filets de bar (pêché si possible par nos soins) ou de dorades grises cuites à l’unilatéral (faites cuire à feu vif les filets côté peau ; lorsque les sucs remontent à la surface et moussent, salez au gros sel, citronnez et dégustez de suite avec, par exemple, des tagliatelles aux champignons sauvages — ramassés par nos soins si la saison le permet). Manger ne consiste pas à s’empiffrer (comme souvent en ces fins d’année). Manger, c’est s’accrocher comme un possédé à la terre nourricière en lui soutirant avec délicatesse sa substantifique moelle. Aux premiers orages d’été, aux premières pluies d’automne, allons courir les champignons sauvages en forêt. Je vous épargne ici la liste de la vingtaine d’espèces succulentes qui ont fait et font encore mon quotidien (jamais de conserves ou de congélation ; je ne prélève que ce qui convient à ma consommation immédiate… et à celles de mes voisins). Autant que la dégustation à venir, j’aime savourer le plaisir de revenir crotté, trempé, les lunettes et les cheveux maculés de toiles d’araignées, rivalisant avec mon chien en odeurs fauves. Et de retour au bercail, les mêler au parfum des échalotes et de l’ail haché qui dorent dans la sauteuse. (Ignares ceux qui jugent le cèpe gras, alors que tout est dans la préparation et l’art de la cuisson : grattez vos cèpes sans les dénaturer à l’eau ; si les tubes — le « foin », disent les incultes — sont blancs ou à peine jaunes, gardez-les ; s’ils sont jaunes profonds ou verts bruns, enlevez-les ; pelez aussi la cuticule — la peau sur la tête, faut tout vous dire ! — si celle-ci est ridée et spongieuse ; coupez en gros morceaux et faites revenir à feu vif dans la farce de votre choix ; quand ils ont rendu leur eau et que celle-ci s’est évaporée — attention, c’est là qu’est la finesse ! — laissez mijoter les cèpes à feu doux jusqu’à ce qu’ils deviennent presque croustillants ; les servir avec des œufs brouillés — NB : ne jamais cuire les œufs et les cèpes ensembles, c’est une hérésie !) Manger n’est pas seulement une question de moyens. Une affaire de goût. Vous êtes fauché ? Et alors ! Venez avec moi, nous allons nous offrir gratos un plateau de fruits de mer comme vous n’en avez jamais rêvé… Face au petit port de St Vaast-la-Hougue, dans la Manche, il y a une petite île appelée Tatihou, dominée par un fortin, le fort Vauban. Lors des grandes marées, on la rejoint à pied, en longeant les parcs à huitres. Autour de nous, une foule dense et silencieuse, armée de râteaux, de fourches, de foènes, de haveneaux, de crochets longs et effilés, de sacs et de paniers. Le sable regorge de coquillages, entrée copieuse que l’on déguste comme ça, sur le pouce, aussitôt ramassés (pas de problème, j’ai toujours mon laguiole sur moi) : coques, palourdes, et quelques bivalves anonymes mais tout aussi délicieux. Autour de vous, les pêcheurs s’activent, binent, retournent, grattent, tentent de piéger avec du gros sel l’infortuné couteau. Nous voici sur l’île, dans les rochers. Ô étonnement, la foule à disparu, ne reste plus autour de vous que quelques silhouettes affairées dans les algues et les trous d’eau. Vous soulevez les cailloux à vous en écorcher les doigts, débusquez quelques étrilles que vous dégusterez au retour en soupe avec une rouille et des croutons autour d’un muscadet-sur-lie bien frappé. Vous ramassez quelques bulots pour améliorer l’ordinaire (excellents servis chauds et décoquillés sur une salade de pomme de terre tiède avec aïoli). Enfin, vous terminez par le »nec plus ultra », le point d’orgue de votre chasse paisible. Votre oeil s’est fait au détail des rochers, trouve son chemin dans le chaos des impressions visuelles. Il y a sur les rochers, faisant corps avec eux, d’étranges protubérances. Ce sont des huitres sauvages. Hors de question de les rapporter avec vous si vous n’avez pas de burin pour les détacher. Alors vous les ouvrez sur place. Et vous les lapez, à genoux dans l’eau. Le jus coule le long de votre bouche, coule jusqu’à l’échancrure de votre chemise. Vos cheveux sont collés. Vous vous sentez salé, imprégné de senteurs marines. Mais la nuit tombe et la marée s’apprête à remonter. Vous rejoignez la foule des fantômes et des ombres allongées sur le sable par les derniers lambeaux du soleil couchant. L’étrange équipée se presse vers le rivage. ///html
/// Je vous souhaite à tous une bonne fin d’année. La balade avec vous, au fil de tous ces billets, fut un enchantement. Mais il est temps de prendre quelques repos. Rendez-vous à tous début janvier. 2008 risque d’être chaud ! —- ///html Notes
* Formule à 18 €, café compris, proposée par le restaurant le Bouchon du Vaugueux à Caen, Calvados. ///