Dans moins d’un mois maintenant, il sera interdit de fumer dans tous les lieux publics. Gueule du café-tabac-PMU où je vais chaque matin acheter mon journal. Et qui vous flingue d’entrée sous les relents de nicotine et de cendres froides. Une feuille à grands carreaux arrachée dans un cahier et scotchée sur le miroir derrière le comptoir, clame son indignation : » »LAISSEZ-NOUS FUMER ! » »
Drôle, cette manie de vouloir prolonger à tout prix la durée de l’existence. C’est un phénomène très récent. Plus l’espérance de vie augmente et plus la petite meute humaine se crispe sur les dangers supposés qui l’entourent. Haro sur le cholestérol, sur le gras, le salé, le trop sucré, sur le sournois microbe, sur la ride qui lacère, sur les ondes assassines, celles du téléphone portable, de la wifi… Halte à la cigarette, à l’alcool, à tous les excès assassins ! Vivre aussi, tue. Une catastrophe qui fait 100 % de victimes à tous les coups. Va-t-on s’arrêter de vivre par précaution ? Au train où certains sont partis, il faut le croire. Et sans patch. Qu’on s’entende bien. Loin de moi l’idée de me faire le chantre de la clope triomphante (je ne fume plus) ou de l’alcool euphorisant (là, je ne dis pas non !). Je trouve détestable de me faire enfumer dans les lieux publics, et le fait de mettre la vie d’autrui en danger avec le ou les verres de trop me répugne. Je sais les combats qu’il faut mener pour imposer un semblant, indispensable, de médecine préventive. Mais cette fixette obsessionnelle de la durée, cette quête phobique de l’infini, me paraissent hors de raison. D’abord, prolonger son temps pour faire quoi ? À trop avoir l’oeil rivé sur les compteurs et les jauges, on finit par oublier de profiter de la route et du voyage. Il faut voir l’angoisse de l’hypocondriaque accroché à ses fioles, ses pilules, ses suppositoires, suspendu aux résultats de ses check-up à répétition ! Ensuite, les excès honnis sont souvent des palliatifs indispensables à ce stress existentiel qui ronge le sang des acharnés d’éternité. Les interdire ne fait souvent que déplacer le problème. Nulle doute qu’ils resurgiront sous d’autres formes tout aussi meurtrières et violentes. Ou simplement dérisoires et pathétiques. Dans l’entreprise qui m’emploie et où il est comme partout désormais formellement interdit de fumer, combien de fois ai-je surpris d’honorables cadres tirer en douce une bouif dans les chiottes, tels de vulgaires morveux pris en faute. Enfin, il est clair que le cerveau aura du mal à suivre le rythme imposé par le corps. Alzheimer quand tu nous tiens ! J’ai souvenir de ma grand-mère maternelle mourant juste après son cent unième anniversaire après avoir copieusement engueulé ses filles : « Vous ne me ferez jamais croire que j’ai cet âge-là ! ». Je me souviens aussi qu’une quinzaine d’années avant, alors qu’elle avait encore toute sa tête, elle disait d’une voix douce : « Maintenant, ça serait pas mal que ça s’arrête. » Puis, au moment où nous nous séparions, la même, bras ouverts et grand sourire aux lèvres : « Allez, viens donc me biger$$Embrasser, en patois poitevin.$$, c’est peut-être la dernière fois ! » Ha ha, chère grand-mère, je n’ai pas encore atteint ton âge canonique ! Et j’ai depuis longtemps passé celui de la fumette clandestine dans les toilettes. Mais je n’ai pas oublié ta leçon. Je n’ai aucunement l’esprit suicidaire, ni porté à la négligence fatale. Si le moteur est en panne, je le soignerai. Mais j’ai le culte forcené de l’insouciance, celui du qualitatif plutôt que du quantitatif. Ma décision est prise, tout risque pesé. Je vais continuer à aller mon bonhomme de chemin, le nez dans la poudreuse et non sous le capot du moteur, le regard attentif à ces bas-côtés où il fait parfois si bon musarder. Le chemin m’arrête quand il veut.