((/images/Paul dans sa vie.jpg|Paul dans sa vie|L)) J’achète mon fromage blanc, ma crème fraîche et une bonne partie de mes légumes chez des fermiers bio d’une bourgade voisine. Le soir, après la traite des vaches, ils ouvrent boutique dans une toute petite pièce à peine éclairée par une ampoule blafarde. Parfois, un boulanger, bio lui aussi, vient y laisser en dépôt quelques miches. Ce soir-là, la discussion battait son plein entre la fermière, le fermier et le boulanger. On y parlait nature, naturellement. Le boulanger bio n’avait pas de mots assez durs pour ses congénères.
— Ce sont les humains, clamait-il en substance, qui interrompent et perturbent le cours harmonieux de la nature par leurs interventions intempestives. Je ne me suis pas mêlé à la conversation, mais quelque chose me chiffonnait dans la remarque du boulanger : »Comment les humains pouvaient-ils perturber le cours « harmonieux » de la nature, puisque eux-mêmes en étaient parties intégrantes ? » Distinguer ainsi la nature « harmonieuse » et la nature humaine relève paradoxalement d’une certaine présomption sur la supériorité de notre espèce. Elle suppose que l’homme ait le pouvoir, sinon la volonté, de bouleverser l’ordre des choses. À examiner la marche contemporaine de notre monde à la lumière de l’Histoire, je crains fort que notre comportement découle directement de cet ordre des choses naturelles, plus qu’il ne le modifie. La destruction par l’homme de son propre environnement relève, me semble-t-il, d’une incapacité notoire à maîtriser correctement un penchant naturel à l’autodestruction. Nous faisons probablement ce que nous pouvons, c’est-à-dire des trucs pas toujours terribles. Dans ses mémoires$$ »Mémoires », deux tomes, éditions Points poche.$$ que je ne vous recommanderai jamais assez de lire, l’historien Pierre Vidal Naquet considérait l’aventure humaine sous l’angle de la tragédie. (Mais c’est de la tragédie humaine que naissent les oeuvres d’art les plus somptueuses.) Le bitume de la route côtière qui mène à la ferme bio est zébrée de cicatrices que les travaux publics peinent à colmater. De part et d’autres de la chaussée, derrière les haies qui se veulent protectrices, on aperçoit quelques villas drôlement penchées ou même carrément coupées en deux. Sous l’effet de l’érosion, des pluies et du vent, la terre dégringole doucement vers la mer. (Mais la mer est belle et les chaos de rochers, bouleversants.) Question cruauté, la nature n’est pas en reste. Après tout, ce n’était pas l’homme qui avait englouti les dinosaures et la mystérieuse Atlantide. J’ai pensé à cette étoile lointaine dont quelques entrefilets de journaux avait annoncé la mort, pour l’oublier aussi vite. Je me suis demandé ce que penseraient (et combien de temps) les habitants de ces planètes s’ils apprenaient la destruction de notre toute petite terre par ses propres occupants à des milliers d’années-lumière de chez eux. Une petite brève compatissante dans une feuille de chou locale ? (Mais quelle splendeur que ce cosmos sauvage, indifférent à notre grandeur humaine !) J’étais partagé entre ces réflexions existentielles un peu décousues et le souci de mettre au plus vite la crème fraîche et le fromage blanc au frais. Ce n’était pourtant pas la température glaciaire de ce début d’été qui les menaçait ! Le temps faisait des sauts de cabri entre réminiscences hivernales, furieuses giboulées de mars à la traîne et tempêtes décourageantes. Les pêcheurs avaient un mal de chien à sortir et les crevettes vivantes étaient rares et hors de prix. À la maison, il y avait du monde. Nous avons ouvert quelques bouteilles et siroté jusqu’à pas d’heure dans la nuit. Parfaitement insouciants, nous avons parlé à n’en plus finir de fringales féminines et d’appétits masculins.