LES VOLEURS DE POULES

Il y a quelques temps, V… s’est vu retirer son permis de conduire lors d’un contrôle routier au sortir d’une « teuf » un peu allumée : saisie sur elle de quelques grammes de canabis et d’une pincée de coke. Jugement, confirmation du retrait de permis, peine de vingt jours de prison avec sursis. Mais V… travaille, n’a jamais cessé de travailler. Ménages, garde de personnes âgées. Sans sa voiture, pas de « taf », pas d’argent pour vivre. V… s’est fait pincer par la maréchaussée pour conduite sans permis. Chute du sursis, vingt jours de prison ferme. Ce matin, V… nous a annoncé qu’elle était convoquée par le juge d’application des peines pour purger la sienne.  » »Prière d’apporter votre nécessaire de séjour. » »

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/// Je connais le monde de V… Un monde interlope qui prospère à l’écart des règles et des valeurs que notre société voudrait leur imposer. Ces règles et ces valeurs que bafouent avec tant d’ardeur ceux-là mêmes qui les prônent. Faute de pouvoir trouver leur place dans notre monde à nous, V… et les siens bâtissent le leur, avec leurs moyens et leurs ficelles à eux. Avec leur code à eux, ils tissent un nouveau tissu social clandestin sur les guenilles déchirées d’un vieux monde qui ne veut pas d’eux, pas plus qu’ils ne veulent de lui. Ils vivent de petits boulots, mais aussi de plus gros « bizness », pas forcément complètement malhonnêtes. Un ami chargé de rénover une vieille maison n’eut pas d’autres solutions que d’engager des ouvriers qui refusaient de travailler autrement qu’au noir. Et en toute décontraction : un maçon déclina son engagement au prétexte qu’il tombait en septembre, et qu’en septembre c’était l’époque de la cueillettes des cèpes au plateau des Millevaches en Corrèze. En eau calme, le monde de V… est plutôt séduisant. V… elle-même, très jolie, toujours élégante, impose facilement sa personnalité dans une assemblée de « gens de bien ». J’entends ici les cris d’orfraies des assis qui nous ont gratifiés d’un Sarkozy pour cinq ans.  » »Monde de parasites, cour des miracles de fainéants, de profiteurs et de racailles qui vivent sur nos impôts ! » » Ils ont raison. V… et les siens ne s’embarrassent pas de scrupules pour profiter de tout ce que la société laisse traîner à leur portée.  » »On prend ce dont on a besoin. » » Pas le moindre sens de la culpabilité chez eux. Le mot  » »gruger » » y est presque un titre de noblesse. V… et les siens sont les voleurs de poules des temps modernes. Mais je n’en connais aucun qui expatrie des fortunes en toute impunité dans de brumeux paradis fiscaux. Ou qui prive de travail leurs congénères pour délocaliser leurs entreprises chez les déshérités du tiers-monde. On aurait garde de peindre le monde de V… de couleurs trop idylliques ou romanesques. C’est une nef fragile qui navigue sans protection et peut basculer à tout moment sur des versants bien plus périlleux et incertains. Dans les cas extrêmes, les chats sauvages n’hésitent pas à mordre et à griffer s’ils se sentent menacés. Dans les milieux les plus fragilisés, ils sont le jouet idéal pour des forces obscures beaucoup moins sympathiques. On l’a vu dans les ghettos des faubourgs, ceux de nos banlieues sinistrées. C’est en leur sein que s’épanouissent les terroristes des tours de Manhattan ou du métro londonien. ///html

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/// Je ne sais si nos puissants et nos bien-pensants ignorent l’existence de ce monde parallèle. Ou s’ils s’obstinent à faire les autruches en refusant d’en admettre l’existence. Je pencherais plutôt pour la seconde proposition. Ils auraient tort de ne pas prendre la mesure du phénomène. Car le monde de V… n’est pas un microcosme marginal replié sur lui-même. Il prospère à mesure que la précarité gangrène leur vieux monde, touche toutes les classes d’âges, se propage dans les collèges et les lycées, séduit les milieux encore épargnés. J’ai le souvenir du  »[bras d’honneur|http://www.yetiblog.org/index.php?2007/02/27/126-consciencieuse-inconscience] » que ma propre fille adressa aux fameuses valeurs si chères à nos nouveaux gouvernants. J’attends avec curiosité les premières « leçons de morale » dans les établissements scolaires. Que les bourgeois triomphants n’oublient pas que les voleurs de poules sont toujours les héros des contes, quand eux y sont les méchants ou les benêts. À trop laisser se creuser le fossé, certains risquent d’y perdre quelques plumes du poulailler. ///html

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///  »Debout dans la cuisine, V… termine son bol de chocolat. »  »— Qu’est-ce que le juge te propose, comme possibilités ? »%%%  »— Purger la peine de prison, bénéficier d’une semi-liberté pendant la journée moyennant le paiement d’une amende, ou des choses comme ça. »%%%  »— Tu as peut-être intérêt à choisir la seconde solution pour continuer ton travail. Ton salaire suffira à payer l’amende. »%%%  »— Non, je préfère la prison. À eux, je ne donne rien. »%%%  »— En prison, c’est pareil. Tu perds ton salaire. »%%%  »— Non, non, je veux bien perdre mon salaire. Mais à eux, je ne donne rien. »

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Un voyageur à domicile en quête d'une nouvelle civilisation.