LE RETOUR DU SOLEIL

Tous les ans, à la mi-février, un évènement secoue la routine du  »Fou de Bassan » : le retour du soleil. Mon bar favori est adossé côté sud à une grande colline. Courant novembre, l’astre disparaît derrière cette colline pour aller réchauffer l’autre hémisphère. Durant toutes les journées d’hiver, le  »Fou de Bassan » reste plongé dans l’ombre. Sa nuit polaire, en quelque sorte. Le soleil ne revient qu’en février. L’évènement tombait bien. Notre hiver avait été secoué par des vents mauvais qui avaient braqué les esprits : des caricatures polémiques, les retombées d’un fiasco judiciaire, les exactions répétées de la horde de pillards qui détenaient le pouvoir, j’en passe et des meilleurs…

Nos discussions s’étaient enflammées au-delà du raisonnable. Imprécations et condamnations prirent parfois le pas sur la raison et la réflexion. Comme souvent dans ce cas-là, chacun ressentait un petit arrière-goût d’amertume. Une certaine tension était perceptible. Quand le soleil revient sur le  »Fou de Bassan », c’est sous la forme d’une langue de feu triangulaire qui lèche la façade et descend lentement, pointe en avant, jusqu’à inonder les tables que Roberto a sorties pour l’occasion. Comme chaque année, le matin venu, tous les habitués se pressaient sur le trottoir. On trinquait avec un petit muscat sec du pays d’Oc servi par une Rose aux anges. — À chaque fois, ça m’impressionne, dit-elle alors que la pointe de soleil éborgnait la fenêtre du second étage. On est là à vaquer à nos petites occupations quotidiennes, avec nos petites peines, nos petites joies, nos petites colères, et on oublie cette formidable horlogerie qui nous régie. — La lune ! La lune elle-même est émouvante quand elle est bien pleine et qu’elle nous dévoile ses cratères d’acné. — Jusqu’aux confins de notre univers, des mondes existent que nous ne connaissons pas. — Y a-t-il vraiment des confins ? — Je me sens si petite, dit Corinne, une nouvelle venue. Petite et en même temps heureuse de l’être. La sensation d’être à ma place dans cette immense immensité. — Tu dois bien être une des seules, parce qu’on a beau être ridiculement petits, nous autres les humains, faut encore qu’on trouve le moyen de faire chier le monde et de nous castagner, de nous massacrer entre nous ! — On peut être petit sans être ridicule ! ronchonna un type à moustaches qui tutoyait les 1 m 50. — Des crétins ont inventé Dieu pour expliquer précisément ce qu’ils ne s’expliquaient pas et ne s’expliqueront probablement jamais ! — Quels crétins ??? — Holà, holà, jonquille ! dit Roberto. — Pardon ? — Jonquille ! C’est la fleur qui met fin aux froidures de l’hiver. Et c’était le mot-sésame que nous prononcions autrefois, ma cousine et moi, quand nos jeux devenaient trop douloureux. Jonquille, parce que si cette conversation continue sur cette lancée, ça va encore être le  »casino »$$Bordel, en italien.$$ ! Le soleil achevait sa descente. C’est Rose qui avait trouvé la meilleure place. La pointe de feu s’engouffra dans le corsage qu’elle avait entrouvert malgré le froid glacial.

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Un voyageur à domicile en quête d'une nouvelle civilisation.