VIVRE OU MOURIR

– Parfois, je me demande quelles raisons poussent des gens à s’engager comme des forcenés dans des combats qu’ils savent perdus d’avance ? À s’embarquer vers de nouvelles aventures quand toutes les précédentes ou presque se sont soldées pour eux par des défaites ou des désillusions ?
– L’envie de vivre, peut-être, tout simplement.
– C’est Don Quichotte partant à l’assaut des moulins à vent !
– Et alors ? Orson Welles disait que Don Quichotte était la représentation même de l’élégance. Si tu veux, je peux te raconter une histoire.
– Raconte.
– Autrefois, je pensais que la vie ne méritait d’être vécue que si l’on disposait librement de l’intégrité de ses moyens physiques et mentaux. Je m’étais dit que si j’étais victime d’un handicap insurmontable et définitif, ou si j’étais privé durablement de liberté, mieux valait mourir à l’instant. J’en étais si convaincu que je m’étais procuré un livre qui avait fait grand bruit à l’époque : “Suicide, mode d’emploi”.
– C’est une idée qui m’a souvent effleuré.
– Et puis j’ai fait la rencontre de quelqu’un qui allait pulvériser ma belle ligne de conduite. C’était un homme tout ce qu’il y a d’ordinaire. Très intéressant, mais ordinaire. Origine hongroise, juif. Plus tard, j’ai appris qu’il avait passé une partie de son adolescence à Auschwitz. Il s’en était tiré et s’était retrouvé dans une région de Hongrie qui venait d’être annexée à la Tchécoslovaquie. Les frontières étaient fermées, mais il parvint à regagner Budapest… où, jeune adulte, il fut emprisonné par le pouvoir stalinien pour ses opinions et son engagement politique. Après plusieurs tentatives d’évasion, au tout début des années cinquante, il réussit à fuir sous un train et, malade, échoua en Autriche, puis en France. Il s’y reconstruisit peu à peu une vie simple et honorable, ordinaire comme je te l’ai dit : une femme, des enfants, un métier qui n’était sans doute pas celui auquel il aspirait, mais tout à fait respectable. Il n’évoquait jamais son aventure passée avec ses proches. Vint l’âge de la retraite. Il reprit aussitôt les études de philosophie qu’il avait été contraint d’abandonner autrefois. Au même moment, un mal incurable commença à ronger son corps. Un de ces cancers sinistres qui ne vous laissaient aucune chance. Son agonie, terrible, allait durer quatre années. Il continua à se rendre à l’université jusqu’à l’extrême limite de ses forces, mais dut bientôt renoncer. Ses jours étaient maintenant comptés. Lors d’une des dernières brèves périodes d’accalmie que la maladie accorde parfois aux agonisants, il me demanda de lui procurer un livre de philosophie, un ouvrage très épais, très savant, que je m’empressais de lui apporter. Il mourut une semaine après. Quelques mois plus tard, je me rendis chez sa veuve. J’aperçus l’ouvrage de philosophie sur une étagère de la bibliothèque. Je le pris, l’ouvris. Presque toutes les pages étaient annotées de sa main.
– …
– Tu comprends, désormais, mon seul souci est d’essayer d’être à la hauteur de ce monsieur.

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Un voyageur à domicile en quête d'une nouvelle civilisation.