François Ruffin : « Bousculer cette résignation qui ronge les âmes »

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« La seule façon de te sauver toi-même c’est de lutter pour sauver les autres », écrit Nikos Kazantzaki dans Alexis Zorba. François Ruffin, cheville ouvrière du journal Fakir et réalisateur du film Merci patron ! nous propose une variation contemporaine sur ce thème classique.


<< AH JE VOUS REMERCIE pour tout ce que vous faites… >> Madame Gueffar est presque en larmes, micro en main, dans la salle de cinéma des Montreurs d’images, à Agen. Un comité de soutien s’est monté, pendant le débat, après Merci patron ! Un début de caisse de solidarité, aussi. Une invitation à un rassemblement devant Onet le lendemain. << Je ne sais pas comment je vais pouvoir vous remercier… >>

Un truc me titille, sur la langue, une vague impression, mais que je ne prononce pas : c’est nous qui devrions la remercier, j’en envie de dire aux spectateurs. Car en l’aidant, c’est nous, d’abord, que nous aidons. Elle va nous rendre utiles. Grâce à elle, nous allons secouer notre impuissance, bousculer cette résignation qui ronge les âmes, que les cœurs s’épousent en une espérance, même un instant, un instant seulement.

CHEZ LES PENTAIR, à Ham, à la fin du débat, une dame me demande : << Mais quel est votre intérêt, à vous, dans tout ça ? Pourquoi vous venez nous soutenir ? >> J’ai répondu un discours préfabriqué, sur l’industrie cassée depuis trente ans, sur notre région qui part à vau-l’eau, sur ma colère devant ce désastre. C’est pas faux.

Mais il y a des motifs plus intimes en dessous, plus sensibles : j’aimerais en être, être des leurs, de mon peuple, lui servir à quelque chose, rompre la solitude par une fraternité. Et je le devinais, de même, en tournant Merci patron ! : ce n’étaient pas les Klur, d’abord, que je sauvais, mais moi-même, moi grâce à eux. Pendant un temps, durant un an, était chassé le « à quoi bon ? »

JE REVOIS LA VIE EST BELLE, de Franck Capra, et une scène fait écho à tout ça. Banquier ruiné, croulant sous les dettes, Georges Bailey s’apprête à ses suicider. Il avance sous la neige de Noël, grimpe sur un pont, va sauter dans les flots agités et glacés. Mais son ange gardien — un simple horloger, descendu du ciel — veille sur lui. Que va-t-il faire ? Le retenir ? Non, il fait mieux : l’ange se jette dans les vagues, s’écrie << Au secours ! Au secours ! >> Aussitôt, sans hésiter, George ôte sa veste et se précipite à son tour, il plonge pour éviter une noyade, ramène l’age sur la rive. Et c’est lui-même, en fait, qu’il ramène à la vie. D’où ce quiproquo, ensuite, autour d’un feu et d’une tasse de café :

Un policier : Comment êtes-vous tombé ?
L’ange
: Je ne suis pas tombé. J’ai sauté pour sauver George.
George : Quoi ? (en colère) Pour me sauver moi ?
L’ange : Ça a marché. Vous ne l’avez pas fait, n’est-ce pas ?
Georges
: Fait quoi ?
L’ange
: Le suicide ! J’ai dû faire vite. Je savais que vous me sauveriez, alors j’ai sauté. Et c’est comme ça que je vous ai sauvé !

Étrange bestiole que l’être humain. Que d’aucuns voudraient réduire à une machine à compter, se noyant dans les eaux glacées du calcul égoïste…

=> François Ruffin dans Fakir N°75 de mai-juin 2016 (trois euros). Chaque numéro de Fakir est tout simplement indispensable.

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