Emmanuel Todd : « La seule chance pour l’Europe est de se désintégrer »

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Il serait dommage que cette toute dernière interview d’Emmanuel Todd pour le quotidien italien La Stampa passe inaperçue en France (traduction : segesta3756 pour son blog Mediapart).


15/03/2016 PAR FRANCESCA PACI (La Stampa)

La Stampa – Commençons par l’Europe: verrons-nous la réalisation de la pire de vos prédictions, la fin du rêve d’Altiero Spinelli ?

Emmanuel Todd – L’Europe est quelque chose de très différent de l’idée originaire de communauté des pays libres et égaux. Aujourd’hui, il y a des pays plus égaux que d’autres et la solution est faible pour tous. Nous sommes confrontés à un système hiérarchique avec l’Allemagne à la barre, la France pour faire le serviteur et les autres d’accord ou muets : on ne discute pas. 

Est-ce que cela veut dire que le Premier ministre italien Matteo Renzi a raison de monter le ton au nom des prétendus états membres << moins égaux >> ?

Je ne connais pas bien l’Italie, mais elle devrait arrêter de considérer la France comme une sœur : au contraire c’est une ennemie, elle se prétend amie mais joue avec l’Allemagne au rôle complémentaire du bon ou mauvais flic. 

L’UE ne vous a jamais plu, depuis l’époque du traité de Maastricht. Mais si, aujourd’hui, nous n’y arrivons pas ensemble comment pouvons-nous y arriver seuls demain dans le monde globalisé et omnivore ?

Ils nous ont raconté la fable de l’euro et aujourd’hui ils nous disent que l’abandonner serait une tragédie. Faux. Le problème est à l’intérieur, pas à l’extérieur. Dans l’économie mondiale le  marché le plus puissant, à savoir l’Europe, a adopté l’austérité en choisissant de ne pas contribuer à la reprise de la demande mondiale. Comment la zone euro peut-elle nous protéger de la crise si elle l’a produite ? Nous ne sommes plus égaux même dans le marché intérieur, où l’Allemagne a réorganisé l’économie des pays européens qui sont en fait la Chine des Allemands. Le dénouement est tragique: si pour sauver le système nous restons ensemble nous nous noyons tous, la seule chance est de nous désagréger et après chacun prendra ses responsabilités.

Pour ceux qui sont nés dans les années 70 et après, l’Europe signifie la liberté, un bien d’autant plus précieux maintenant que nous sommes entourés par la guerre. Pouvons-nous sauver ce que nous avons construit ?

C’est un combat d’arrière-garde. La France est la métaphore de l’échec tragique de l’euro : un grand pays qui avec l’Amérique et le Royaume-Uni ont inventé la démocratie et qui aujourd’hui, avec l’euro, assiste à la disparition de la démocratie. En réalité c’est un processus qui dure depuis trente ans, depuis que la France  urbaine et des Lumières a commencé à céder la place à la province catholique, islamophobe comme elle était jadis antisémite, traditionnelle et euro-enthousiaste. Nous avons atteint la phase finale. Le principal échec est économique : sans monnaie nationale et ayant cédé le leadership à Berlin, Paris a perdu le contrôle sur le budget et sur la politique budgétaire, et se retrouve à la paralysie. Ainsi, tout en prenant l’occasion de la crise bien réelle et très dangereuse au sein de l’Islam, nos élites nous tiennent occupés avec le terrorisme. Je ne nie pas que le terrorisme est une question très importante, mais il n’est pas le seul, il me semble plutôt un bouc émissaire utilisé pour éviter d’aborder les dynamiques intérieures problématiques, depuis celle du vieillissement à celle de l’augmentation des inégalités: et je trouve immoral de penser que ce sera notre priorité pour les cinq prochaines années.

À quoi s’attendre à la place ?

La solution est de quitter l’euro, au moins essayons de bouger. Habituellement, sur ce thème on utilise des mots ‘soft’ mais en plus de l’économique il y a un échec politique : en dehors des partis extrêmes, la droite et la gauche s’accrochent à l’euro parce qu’ils sont incapables de trouver des solutions à la croissance désormais proche du zéro, au chômage à plus de 10%, à la société vieillissante et qui aurait besoin d’inviter les migrants plutôt que de les rejeter. Rien ne se passe en Europe ni sur le plan économique ni sur celui de la proposition intellectuelle, la France ne sait plus inclure ses jeunes, les choses vont de pire en pire. Nous croyons toujours que nos valeurs occidentales sont merveilleuses et je ne suis pas un dissident sur ce point, mais nous devons admettre que quelque chose est en train d’aller de travers si les sociétés libérales ont autant de dissidents.

Croyez-vous qu’il y ait une résistance à admettre ce qui a mal tourné ?

Je ne sais pas, mais toute critique n’est pas bien acceptée. La politique est devenue un jeu, une comédie avec les mêmes acteurs qui reviennent, Sarko, Hollande, Le Pen, on a la prétention de choisir tout en sachant qu’il n’est pas possible de choisir parce qu’il y a l’euro. Les élites utilisent l’Islam pour ne pas admettre de ne pas pouvoir ou de ne pas vouloir faire face à tout le reste, la  doctrine de droite se répand et demande de plus en plus d’islamophobie, le débat français sur la déchéance de la nationalité est grotesque parce que tout le monde est d’accord sur le fait qu’il ne découragera certainement pas les kamikazes. À cause de mon livre « Qui est Charlie? » j’ai été traité comme un ennemi public, peut-être parce que j’ai rappelé le régime de Vichy qui pour tout Français instruit est un message très clair.

Pourtant, dans votre analyse, on dirait qu’il n’y a pas de sens, si ce n’est un sens limité, à s’occuper du terrorisme, de la radicalisation des banlieues françaises (et pas seulement), de l’écart qui se creuse entre les musulmans et les autres. Mais le problème existe bel et bien.

L’islam est un problème, surtout dans les banlieues où s’impose un certain système familial, je ne suis pas aveugle sur cela. Mais nous sommes une société complexe avec des dynamiques internes complexes. J’essaie de raisonner pour comprendre et je crois que le nœud ne consiste pas à se demander pourquoi l’islam radical est si attirant. La question est plutôt << qu’est-ce que signifie être jeune aujourd’hui ? >> Au lendemain du Bataclan je suivais de près la description donnée de nos jeunes, d’une part des fous terroristes et d’autre part des jeunes heureux et sans tracas. Mais l’idée qu’être jeune soit merveilleux est facile et typique des sociétés vieilles, nous ne comprenons pas les jeunes et nous ne les incluons pas, nous devrions nous mettre dans la tête de quelqu’un de vingt ans surtout s’il vient de la classe moyenne inférieure et peut-être nous nous verrions cyniques et vieux. Alors bien sûr, il y a aussi le contexte mondial : en plus de notre crise de société stratifiée il y a celle du Moyen-Orient où l’après-printemps arabes a produit une situation comme celle en Europe à la veille de la Première Guerre mondiale avec des jeunes alphabétisés pendant que leur monde (sunnite) se désintégrait. Les deux crises interagissent et nous en sommes à ce point.

=> Source : La Stampa

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