Guerre civile syrienne : l’Occident n’a pas su mesurer l’importance du soutien iranien au régime d’Assad

ILLUSTRATION

Une des plus fines et riches analyses — sans concession pour qui que ce soit — du conflit syrien. Une nouvelle fois l’oeuvre de Robert Fisk, envoyé spécial du média britannique The Independent. Qui renvoie à leurs chères études nos si approximatifs et si ignares et si caricaturaux éditorialistes mainstream.

NB : les intertitres sont de moi-même.


Juste avant mon départ de Syrie le mois dernier, un Franco-libanais grand et éloquent m’aborda dans un café de Damas et se présenta comme l’architecte du président Bachar al-Assad. Sa tâche, m’a-t-il fait comprendre, était de préparer la reconstruction des villes syriennes.

Qui aurait pu imaginer cela ? Cinq ans après le début de la tragédie syrienne — alors que dans les six premiers mois, rappelez-vous, le régime d’Assad vacillait et que les puissances occidentales, bouffies d’orgueil après avoir détruit Kadhafi, prédisaient la chute imminente de la dynastie Assad — voilà que le gouvernement syrien se prépare à reconstruire ses villes.

Dresser une rétrospective de ce qui s’est passé depuis le début du printemps et de l’été 2011 est édifiant. Les ambassadeurs américains et français se précipitèrent à Homs pour parader au milieu de dizaines de milliers de manifestants pacifiques appelant au renversement du gouvernement Assad. Les diplomates européens incitaient l’opposition politique à ne pas négocier avec Assad — erreur fatale, puisque leur conseil était fondé sur la fausse hypothèse que celui-ci était sur le point d’être renversé — et les journalistes s’agglutinaient derrière les rebelles à l’est d’Alep pour leur inévitable marche de libération sur Damas.

Le plantage des autorités occidentales

Le régime Assad, clamaient depuis Washington les think-tanks et les « experts » à la gomme, avait atteint — un cliché que nous devrions tous méditer — le « point de non-retour ». La Clinton annonça qu’Assad << devait partir >>. Le ministre français des Affaires étrangères Laurent Fabius déclara qu’Assad << ne méritait pas de vivre sur cette planète >> — sans préciser la galaxie sur laquelle le président syrien aurait pu faire retraite. Et j’accédais à une requête de ma rédaction qui me demandait d’écrire une nécrologie d’Assad — pour être prête au cas où, vous comprenez. Celle-ci doit encore traîner dans les archives du journal.

En regardant en arrière, il n’est pas difficile de voir où nous nous sommes plantés. Nous étions sous le coup des révolutions arabes — en Tunisie, puis en Égypte et en Libye — et les journalistes se pressaient pour ne pas rater la « libération » des capitales arabes. Nous avons juste oublié de considérer que les dictateurs alors menacés étaient tous des musulmans sunnites et qu’il n’y avait aucune super-puissance régionale pour les soutenir — les Saoudiens ne pouvaient plus rien pour sauver Hosni Moubarak en Égypte. Mais l’Iran chiite, lui, n’allait certainement pas laisser tomber son seul allié arabe dans la région, la Syrie alaouite chiite.

Dans un premier temps, le parti Baas syrien et les agents de sécurité du régime se comportèrent avec leur brutalité habituelle. Les adolescents qui écrivaient des graffitis anti-Assad sur les murs de Deraa étaient torturés. Les chefs tribaux locaux en rajoutèrent — et un sous-ministre dût même présenter des excuses pour les « erreurs » du gouvernement. Mais la torture était un instrument si coutumier du pouvoir de l’État que l’appareil de renseignement ne connaissait aucun autre moyen pour faire face à ce défi sans précédent contre l’autorité du régime.

L’armée gouvernementale reçut l’ordre de tirer sur les manifestants. D’où la brève mais finalement désespérée émergence d’une « Armée syrienne libre », composée en grande partie de déserteurs qui rentrent maintenant dans le rang ou chez eux avec l’autorisation tacite du régime. Mais dès le départ, des signes indiquaient que des groupes armés étaient impliqués dans cette nouvelle manifestation du printemps arabe.

En mai 2011, une équipe d’Al-Jazeera [chaîne de télévision qatarie, ndlr] filma des hommes armés qui tiraient sur les troupes syriennes à quelques centaines de mètres de la frontière nord avec le Liban, mais la chaîne refusa de diffuser ces images, que leur journaliste me montra par la suite. Une équipe de la télévision syrienne, travaillant pour le gouvernement, produisit une vidéo montrant des hommes avec des pistolets et des kalachnikovs dans une manifestation à Deraa dans les tout premiers jours du « soulèvement ».

Cela ne prouvait pas un « complot terroriste » fomenté par une coalition entre les pays du Golfe et la Turquie, comme le proclame aujourd’hui le régime syrien. Mais cela démontre que, dès le début — lorsque les familles syriennes ordinaires ont jugé nécessaire de défendre leurs familles avec des armes à feu — ces armes à feu furent immédiatement mises à la disposition de l’opposition. Et une fois que les propres milices pro-gouvernement eurent le feu vert pour s’attaquer aux ennemis armés du régime, les massacres ont commencé. Dans un village sunnite à l’est de Latakia, une toute nouvelle agence de presse occidentale découvrit que presque tous les civils avaient été abattus.

Derrière la « nature » sectaire » des guerres civiles

La nature sectaire des guerres civiles du Moyen-Orient a toujours été manipulée. Depuis cent ans, l’Occident a utilisé la nature confessionnelle de la société dans la région pour mettre en place des gouvernements « nationaux » qui étaient, par nature, sectaires — en Palestine après la guerre de 1914-18, à Chypre, au Liban, en Syrie — où les Français utilisèrent les Alaouites comme une « force spéciale » à leur disposition ; et de même, après 2003, en Irak. Non seulement cela nous permit de dépeindre les gens du Moyen-Orient comme essentiellement sectaires par nature, mais aussi d’oublier le sectarisme de certaines autres minorités lorsqu’elles apportaient leur soutien à des dictateurs locaux — ainsi en Syrie des minorités chrétiennes (Maronites, Orthodoxes, Catholiques arméniens, Melkite, etc.).

En rappelant constamment aux lecteurs et aux téléspectateurs la nature alaouite de la « domination » d’Assad, nous les journalistes nous sommes abusés nous-mêmes. Nous avons oublié — ou nous ne nous en préoccupions pas — qu’environ 80% de l’armée gouvernementale syrienne étaient composés de musulmans sunnites qui, en quatre ans de conflit, se battaient contre leurs coreligionnaires des milices de l’opposition. En 2014, les mêmes combattants alaouites luttèrent contre ceux d’al-Nosra/al-Qaïda et de l’État islamique.

Lors de la guerre du Liban, l’armée syrienne eut une influence profondément corruptrice, ses soldats étaient indisciplinés, ses officiers souvent impliqués dans des affaires et des transactions immobilières douteuses. Mais lorsqu’elle dût lutter pour sa vie après 2012, en particulier lorsque les escadrons de suicide d’al-Nosra et de l’EI firent de gros dégâts dans leurs rangs — découpant rituellement les têtes de leurs prisonniers militaires à la douzaine — l’armée syrienne devint une créature toute différente.

C’est là que Vladimir Poutine intervint

Plus impitoyables que jamais, ses soldats se sont battus pour survivre. Je soupçonne même qu’ils ont fini par aimer les combats. Or beaucoup de leurs généraux de première ligne, quand je les ai rencontrés, se sont avérés être aussi bien des musulmans sunnites qu’alaouites. En d’autres termes, la véritable épine dorsale de la seule institution qui essayait de sauver l’État syrien n’était pas une alliance alaouite-chrétienne, mais une force militaire sunnite-alaouite-chrétienne, abattue et à bout de force après 60.000 morts, mais toujours capable de tenir tête pour peu qu’elle bénéficie d’une nouvelle xxx et d’un support aérien.

C’est là que Vladimir Poutine intervint. Les Syriens à l’intérieur des frontières actuelles d’Assad — moins de la moitié de la surface du pays, mais plus de 60% de sa population — se sont sans problème adaptés aux méthodes d’intervention des Russes. D’abord parce que leurs jets Sukhoi frappent des villes et des villages au-delà de la ligne de front. Ensuite parce que Moscou adopte exactement la même tactique de nier les victimes civiles dans ses frappes aériennes que les Américains, les Britanniques et les Français lors de leur propre guerre « anti-terroriste » en Syrie et en Irak.

Toutes les guerres civiles génèrent leur propagande spécifique. Lorsque les sunnites de Madaya furent affamés par l’état de siège des troupes syriennes, on omit de rappeler que leur village était sous contrôle des groupes armés d’opposition. Lorsque les villages chiites de Zahra et de Nubl, défendus par des miliciens du gouvernement, furent assiégés par al-Nosra pendant trois ans et demi, c’est à peine si leur « libération » fut mentionnée.

Prendre la réalité en compte

Et puis il y a les « lignes rouges ». Nous croyons tous — du moins c’est un rapport de l’ONU qui l’affirme — qu’Assad a utilisé du gaz sur son propre peuple à Damas. Mais en fait, les conclusions de l’ONU ne disent pas cela. Cela ne signifie pas que le gouvernement syrien n’a pas utilisé de gaz, ou ne serait pas prêt à en utiliser — il n’y a pas de « bons gars » dans les guerres civiles — mais que l’ONU n’en a pas fournit les preuves suffisantes.

Aujourd’hui, il n’y a que deux forces militaires sérieuses « bottes sur le terrain » pour lutter contre l’EI, al-Nosra et autres gangs islamistes : les Kurdes et l’armée syrienne. Et cette dernière, renforcée par la puissance aérienne russe, est, pour le moment du moins, gagnante. J’ai même vu une nouvelle affiche dans les rues des villes syriennes. Elle montre Bachar al-Assad et, juste à côté de lui, le visage du colonel Suheil al-Hassan, le « Tigre », comme l’armée l’appelle, le plus redoutable commandant militaire du pays, le « Rommel » de la Syrie.

C’est aussi un homme impitoyable — je l’ai rencontré — mais maintenant l’image qui nous en est montrée est celle d’un officier syrien, au côté de celle d’Assad. Nous devons prêter attention à ces phénomènes. L’armée exprime sa fidélité pour Assad. Mais chaque fois Assad parle, il commence astucieusement par des éloges pour les « martyrs » de l’armée syrienne.

Est-ce que la raison pour laquelle les agents de renseignement français et américains reprennent de nouveau contact — depuis Beyrouth, bien sûr — avec leurs collègues du service de renseignement syrien ? Est-ce que la raison pour laquelle le secrétaire d’État américain John Kerry suggère maintenant que les Américains peuvent parler de nouveau à Assad ?

Par principe, je n’aime pas les armées — d’où qu’elles soient. Mais est-ce une raison pour les ignorer ? Ou pour ignorer Assad ?

=> Source : Robert Fisk

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