La belle Georgette… ou combien est illusoire le désir des Occidentaux de « se libérer » du Moyen-Orient

De_Gaulle_Orient.jpgCharles de Gaulle, avril 1941 : << Vers l’Orient compliqué, je volais avec des idées simples. >>

À quoi tiennent les choses de la géopolitique ? Histoire de nous rendre un peu plus intelligents, voici, pour le fun, une savoureuse petite mise en perspective historique sur le Moyen-Orient par l’indispensable et so british Robert Fisk, envoyé spécial sur place de The Independent.


Alors que le nombre de victimes de la présente guerre syrienne atteint des proportions à la Stalingrad, il serait judicieux de rappeler comment les Français et les Britanniques pensèrent créer une Syrie « moderne » en 1941.

Lorsque le général de Gaulle partit pour le Moyen-Orient en avril 1941, il écrivit cette phrase célèbre : << Vers l’Orient compliqué, je volais avec des idées simples. >> C’est ce qu’ils ont tous fait. Napoléon allait « libérer » Le Caire, Bush et Blair allaient « libérer » l’Irak; et Obama, quoique très brièvement, allait « libérer » la Syrie.

Un magnifique ouvrage d’Henri de Wailly, historien de l’école militaire française de Saint-Cyr, Invasion de la Syrie 1941[1], vient d’être publié pour la première fois en anglais — à un moment ô combien opportun. Alors que le nombre de victimes de la présente guerre syrienne atteint des proportions à la Stalingrad, voici l’histoire de la façon dont les Français — et les Britanniques — pensèrent créer un Liban et une Syrie « modernes », rien qu’en traversant la frontière de ce qui était alors la Palestine et en ralliant au Levant les 35.000 militaires démoralisés de Vichy qui, depuis l’été 1940, avaient été forcés de servir le régime collaborationniste pro-allemand du maréchal Pétain.

Il en alla tout autrement, mais il y a des choses qui ne changeront jamais aux yeux des Occidentaux. Voici par exemple ce que disait le général de Vichy Tony Albord à propos des soldats alaouites et libanais qu’il commandait — les Alaouites, bien sûr, de la même secte chiite que l’actuel président Bashar al-Assad :

<< Le soldat alaouite est capable, simple et discipliné, mais allergique à l’autorité, facilement émotif et inculte. Son esprit martial est limité. Les Libanais sont des mercenaires consciencieux, des civils habillés en soldats. Les classes moyennes libanaises et syriennes n’ont aucune estime pour l’armée ; leurs fils sont destinés à être des juristes. >>

Et il en est encore ainsi aujourd’hui. Mais pour revenir à 1941, les choses tournèrent mal pour la toute petite Armée de la France Libre du général de Gaulle. « L’Armée du Levant » — qui combattait officiellement pour Vichy — ne se rendit pas. Soucieuse d’éviter la honte d’un autre désastre, après celui subi face à la Wehrmacht nazie en avril et mai 1940, elle combattit avec une grande bravoure contre la troupe désordonnée du général de Gaulle et contre les Britanniques et les Australiens qui l’accompagnait.

Les soldats de Vichy, les Australiens et les Britanniques avaient ceci de commun qu’ils détestaient les Français Libres du général de Gaulle. La quasi totalité des forces de Vichy — invitées à rejoindre les forces de de Gaulle pour sauver « l’honneur de la France » — choisirent de se rapatrier dans leur pays à moitié occupé, la plupart d’entre eux sur un bateau arborant une grande bannière où était écrit « Vive Pétain ».

Pour la première fois, cette lamentable histoire ne provient pas d’une source britannique, mais des archives de la France de Vichy, par lesquelles on apprend que sur 37 000 hommes luttant pour Vichy, 32 380 choisirent de revenir dans la France pétainiste, contre seulement 5 848 à rejoindre les Français Libres — encore que 66 % de ceux-là étaient étaient des militaires africains qui n’avaient rien à faire de la guerre européenne. Parmi les Français à rejoindre de Gaulle, « beaucoup étaient mariés à des femmes chrétiennes libanaises et avaient créé des familles au niveau local qu’ils ne pouvaient abandonner. >> Étonnamment, plus d’une centaine de soldats de de Gaulle désertèrent et retournèrent clandestinement en France occupée en compagnie de leurs camarades de Vichy.

Et là, remarquable coïncidence, alors que je lisais le livre de de Wailly, je reçus un appel de l’artiste britannique Tom Young — celui dont les efforts pour sauver la « Maison rose » ottomane de Beyrouth furent rapportés dans ces colonnes il y a deux mois. Tom Young m’apprit qu’il essayait maintenant de sauver la magnifique résidence Boustani dans une banlieue chrétienne de la capitale libanaise. Cette résidence fut construite en 1873 par un banquier libanais, Salim el-Boustan, dont la femme Adèle — propriétaire d’un des premiers pianos du pays (encore survivant aujourd’hui) — eut six enfants, parmi lesquels une très belle fille prénommée Georgette.

En 1941, lors de l’invasion alliée du Liban, se trouvait parmi les forces britanniques le sergent-major Frank Armor, qui combattait probablement au sein d’une unité écossaise, et qui fut sévèrement blessé dès le début de l’offensive. Lui et ses collègues officiers furent transportés dans le Beyrouth « libéré » et hébergés dans les deux étages supérieurs de la résidence Boustani. La semaine dernière, je me promenais justement dans leurs chambres avec leurs belles fenêtres italiennes en architrave, avec vue sur la Méditerranée, sur un bon vieux jardin d’oliviers et sur une plantation de bananes.

Mais tout comme les soldats français mariés à des Libanaises choisirent de rester au Liban, Frank Armor, de père écossais et de mère russe, tomba éperdument amoureux de la splendide Georgette, l’épousa et vécut dans la demeure ottomane le restant de ces jours. Derrière le jardin gisait une tombe phénicienne.

Frank mourut peu de temps après, alors que la guerre civile faisait rage autour de la résidence. Georgette disparut il y a un peu moins d’une décennie.

La maison fut vendue à un Koweïtien, puis à un Syrien, Nader Kalai, PDG de la société de téléphonie mobile syrienne, Syratel, et grand copain de — devinez qui ? — Bachar al-Assad.

Il faut toujours être prudent avec le Moyen-Orient. Bachar a accepté l’aide militaire russe et peut parfaitement survivre. Le général Dentz, commandant de Vichy au Liban, fut contraint de laisser les avions allemands de la Lutwaffe se ravitailler dans les aérodromes français du Liban et de Syrie — précisément à Alep, sur l’aérodrome aujourd’hui sous le feu des mortiers des rebelles du Front al-Nosra — et de remettre des armes aux pro-nazis en Irak. Le général Dentz fut condamné à mort par les tribunaux de de Gaulle en 1944. Étudiant à Saint-Cyr, il fut un anti-nazi notoire et essaya de sauver « l’honneur de la France ». Mais devenu soldat, il se mit au service du général Pétain, et ne dût qu’au général de Gaulle d’échapper à l’exécution. L’armée de Dentz combattit si bien contre les Alliés que ses exploits ont jusqu’ici été largement expurgés des livres d’histoire français, britanniques et australiens.

Dentz échappa au peloton d’exécution, mais mourut d’une mort lente, délibérément jeté par sa nation dans une cellule glaciale et ruisselante d’humidité. Le 22 novembre 1955, il écrivit dans son journal : << Ils m’ont retiré mon manteau et mon écharpe… je vous écris l’esprit et le corps totalement engourdis. >> Puis le 13 décembre : << Les murs dégoulinent comme des cascades… les seuls bons moments sont quand on se met au lit… et qu’on oublie tout pendant quelques heures. >> Ce furent ces derniers mots.

Pétain subit le même sort que Dentz. De Gaulle devint président de la France. Assad reste président de la Syrie. Mieux vaut être un petit soldat, je suppose, comme Frank Armor. Lui aussi est venu dans cet Orient compliqué. Sûrement pas avec des idées simples. Je suppose qu’il est tombé amoureux de l’endroit.

Notes:

[1] Titre original français : Syrie 1941, la guerre occultée, par Henri de Wailly, édition Perrin 2006.

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