Effondrement : le troisième moment selon Régis Debray

ILLUSTRATION

Dans la série « L’année… vue par la philosophie » présentée par France Culture, Régis Debray proposa une très intéressante approche de notre problématique à travers la démarche du philosophe apatride Walter Benjamin. J’ai décrypté pour vous les dix dernières minutes de sa flamboyante intervention.


Le Grand entretien

Régis Debray

Quand Walter Benjamin[1] s’est suicidé, il avait sur sa table de nuit une petite aquarelle d’un autre inclassable, comme lui mort en 1940, Paul Klee, l’Angelus novus. C’était son icône. Et il a avalé ses cachets de morphine, les yeux fixés sur cette icône. Je vais le laisser nous la décrire, cette icône… qui pourrait d’ailleurs être celle d’une gauche tragique.

Angelus_Novus.png

Je cite :

<< Angelus novus représente un ange qui semble sur le point de s’éloigner de quelque chose qu’il fixe du regard. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. C’est à cela que doit ressembler l’ange de l’histoire. Son visage est tourné vers le passé. Là où nous apparaît une chaîne d’événements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique catastrophe qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si violemment que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s’élève jusqu’au ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès. >>

Fin de citation. Ainsi l’ange de l’histoire regarde en arrière pour marcher vers l’avant. Et il se pourrait bien que notre rétrophobie nous condamne au surplace, appelé présentisme. Car oui, nous voilà à nouveau dans la tempête. Un monceau de ruines se profilent sous nos yeux effarés. Cette menace de décivilisation nous met au défi de tenir bon précisément dans la tempête, d’être ferme sur nos deux pieds : lucidité et laïcité.

Empêcher le monde de partir en morceaux

En tout cas, notre bonne vieille modernité, ayant glissé du côté des antiquités, l’ordre du jour a changé en effet. Il ne consiste plus comme chacun sait à changer le monde du tout au tout, mais à l’empêcher de partir en morceaux.

Il faudra bien aborder un jour, soyons un peu hégélien, le troisième moment, je veux dire après le moment de la composition française chère à Mona Ozouf, qui est celui de la décomposition chère à Alain Finkielkraut et à Philippe Muray. Il faudra bien aborder la recomposition.

Je crois que c’est ce genre d’urgence qui mérite une remobilisation générale comme tout ce qui relève de l’instinct de conservation. En tout cas, Benjamin fait partie de ceux ou de celles dont l’écho, disait Éluard, ne doit pas faiblir, car s’il faiblit, nous périrons. Pour le dire dans les mots de notre prophète manqué, qui fut bien la vox clamens in deserto, la voix clamant dans le désert : de tout ce qui jamais advint, rien ne doit être considéré comme perdu pour l’histoire.

Alors faire aujourd’hui entendre cette corne de brume, cet SOS, je crois que ça peut nous servir de réveil-matin et nous rendre enfin, chose toujours difficile, contemporain du temps présent.


L’entretien intégral avec Régis Debray

Notes:

[1] Walter Benjamin (1892-1940) : philosophe juif allemand, communiste, déraciné, chassé par Berlin, snobé par Paris, déçu par Moscou, puis par Jerusalem et New York qu’il ne parvint jamais à rejoindre, multi-identitaire déchu de sa nationalité, privé de ses papiers. Walter Benjamin s’est suicidé le 26 septembre 1940 à Portbou (Espagne) pour ne pas se voir reconduit de l’autre côté de la frontière et remis à la Gestapo allemande par les autorités françaises de Vichy.

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