Un ex-directeur de la DGSE : « On a baissé la garde sur le renseignement humain »

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Puisque les médias du microcosme se sont quasi exclusivement convertis dans la propagande de bas étage, il est grand temps de pallier à la rétention d’information en relayant des articles ou des chroniques qui donnent un éclairage alternatif sur le naufrage du vieux système ou proposent des pistes originales pour le « monde d’après » qu’il nous reste à bâtir.

Inaugurons cette (presque) nouvelle rubrique, « Les mots des autres », par cette interview d’Alain Chouet, ancien haut responsable de l’espionnage français, qui confirme les graves accusations de Bernard Squarcini, ex-chef de la DST sur le refus des autorités françaises de recevoir, pour raisons stupidement idéologiques, la liste des djihadistes français que le président syrien Bachar el-Assad leur proposait en 2012.


Ancien haut responsable de l’espionnage français, Alain Chouet pointe les failles des services de renseignement intérieurs et extérieurs au lendemain des attentats du 13 novembre. Il plaide pour un investissement dans le renseignement humain, dans la police, la gendarmerie et l’armée. Alain Chouet a effectué toute sa carrière au sein de la DGSE (l’espionnage français), dont il a été le chef du service de renseignement de sécurité de 2000 à 2002, après avoir été en poste notamment à Beyrouth, Damas et Rabat. Il est l’auteur de plusieurs livres sur le monde arabe et sur le terrorisme.

Êtes-vous surpris par la présence et le passage à l’acte de commandos djihadistes à Paris, alors que certains membres étaient connus ou recherchés ?

Alain Chouet. Non, absolument pas. Cela fait au moins un an que les spécialistes du renseignement – et moi-même qui suis à la retraite depuis douze ans – agitons le drapeau pour prévenir du risque imminent d’attentat. Il faut bien comprendre que l’État islamique (EI), ayant une vraie stratégie pour se développer sur le terrain en tant qu’État, et commençant à perdre pied quand ses ressources se tarissent, opère une transition vers le terrorisme international, comme Al-Qaïda à son époque. Il s’agit pour l’État islamique de garder sa crédibilité, ses sponsors et ses soutiens. Avant le 13 novembre, on n’avait eu affaire qu’à des gens qui agissaient de leur propre chef, sans instructions précises de l’État islamique. Ils n’avaient fait que des passages éclairs en Syrie, et manquaient de professionnalisme. Ça donne celui qui se tire une balle dans le pied, ou celui dont l’arme s’est enrayée dans le Thalys. Aujourd’hui, en revanche, on est face à un vrai commando organisé, et on a franchi un seuil dans la violence.

La porosité des frontières de l’espace Schengen est-elle en cause ?

Ces types-là disposent de passeports européens, vrais ou faux, ce qui leur facilite la tâche. Mais de fait, avec l’espace Schengen, on a fabriqué un espace juridique commun sans règles juridiques communes. Concrètement, on peut entrer par un poste frontière quelconque, d’un pays pas forcément très regardant parce que peu concerné, et ensuite aller où on veut sans contrôle. Tout le monde en Europe n’a pas de passeport sécurisé, et nos frontières sont poreuses. On peut d’ailleurs s’en féliciter, car sinon l’ensemble de la population en subirait les conséquences. On vit dans des pays de droit et de liberté, heureusement. Il n’y a pas de consensus pour pratiquer systématiquement le contrôle au faciès aux frontières, comme cela existe en Israël. Chez nous, ce serait insupportable.

L’enquête sur les attentats du 13 novembre montre des failles dans le renseignement intérieur. Comment y remédier ?

Est-ce qu’on parle de failles chez les sapeurs-pompiers ou la police quand il y a un incendie criminel dans une forêt ? Plus sérieusement, je pense qu’au départ, regrouper la DST et les RG pour former la DCRI [créée en 2008, et devenue DGSI en 2014 – ndlr] était une bonne idée. On pouvait théoriquement disposer de capacités de renseignement et de police judiciaire, avec un bon maillage du territoire, notamment dans les quartiers à problèmes. Le souci, de mon point de vue, c’est que cette fusion a été mal faite. Au lieu d’intégrer tous les RG, on les a désossés : une petite partie a été à la DCRI, une autre à la PJ, et le reste dans les régions. La spécificité des RG, le maillage du territoire, a été amoindrie. Or les RG s’occupaient déjà beaucoup moins des journalistes et des syndicalistes, et ils étaient à l’écoute des quartiers à problèmes. C’est une perte.

En outre, on a voulu miser sur le renseignement technologique, à l’américaine, le « big data » et toutes ces choses-là. Or ce n’est pas très efficace. Il suffit de voir aux États-Unis, les déclarations du général Alexander, patron de la NSA, en 2013, sur l’efficacité très relative des milliards dépensés dans la technologie après le 11 septembre 2001. Aujourd’hui, on en est pourtant là : on a concentré nos moyens sur le renseignement technologique, et on a baissé la garde sur le renseignement humain. Cela étant, à la décharge des policiers, la centaine de perquisitions administratives fructueuses réalisées dès le lendemain du 13 novembre montre qu’ils avaient des objectifs, mais qu’il manquait le cadre juridique et la volonté politique pour agir. La faille, si faille il y a, est aussi et souvent du côté politique.

Et qu’en est-il du renseignement extérieur, la DGSE, votre ancienne maison ?

Le souci est le même que pour le renseignement intérieur : la priorité a été donnée au technologique. Aujourd’hui, la DGSE n’a pas assez de gens qui parlent arabe, qui connaissent bien les salafistes et leur façon de penser. Quand on voit les niveaux de salaire de la fonction publique, les vrais spécialistes partent ailleurs. En outre, on a aussi une organisation à la gauloise, avec des pesanteurs hiérarchiques, et des structures qui ne communiquent pas assez entre elles. On souffre surtout d’un désinvestissement sur le renseignement humain, et d’un désinvestissement local, cela au profit du technique et du national.

Les échanges d’informations entre DGSI et DGSE sont-ils satisfaisants ?

Ils sont « globalement positifs », pour reprendre la formule de Georges Marchais. Mais encore faut-il avoir des choses à échanger, c’est difficile, quand on n’a pas de renseignement sur le terrain ! Plus sérieusement, le problème pour la DGSE, où j’ai passé 35 ans, c’est de savoir à quel moment les renseignements que l’on va donner à la DGSI vont être judiciarisés, donc rendus publics. Ça revient à se demander : à quel moment ma source – qui est souvent à l’étranger en zone dangereuse – risque-t-elle d’être en danger ? Or pour nous, comme pour les journalistes j’imagine, la protection des sources est essentielle. Mais du coup, quand il n’y a pas de risque pour la source, on n’hésite pas à transmettre largement.

Que faudrait-il faire pour améliorer l’analyse et l’exploitation des renseignements collectés ?

On peut toujours faire mieux. Pour exploiter, il faut analyser, et pour analyser, il faut des gens compétents, connaissant la culture, l’histoire, la géographie du pays concerné. Il faut à la fois des experts ayant une longue expérience, et des petites mains à former. Mais il y a une réelle inexpérience de nos politiques sur ce qu’est le renseignement. Début 2001, on m’a demandé de reconvertir une partie de mes effectifs antiterroristes sur l’immigration clandestine, à cause d’une affaire de cargo rempli de clandestins. Et puis le 12 septembre, je devais doubler mes effectifs antiterroristes, comme si j’allais trouver 200 ou 300 spécialistes comme ça, du jour au lendemain…

Syrie, Irak, Libye : les trous noirs du renseignement

Comment se passent les échanges d’informations entre pays européens ?

Pas très bien, car l’échange et la transmission des renseignements de sécurité entre services nationaux sont strictement réglementés et restreints au sein de l’espace Schengen. De plus, certains pays veulent conserver leur souveraineté dans ce domaine. Par ailleurs, le PNR [« passenger name record » – ndlr] n’est pas encore adopté à ce jour, car plusieurs pays s’y sont opposés. Je le répète, il manque une règle juridique commune. Les échanges de renseignements extérieurs se font plus facilement en bilatéral, de pays à pays, car il y a des habitudes, des connivences anciennes. Mais on ne peut pas tout dire sur un forum de 28 pays aux intérêts souvent divergents. Et il y a évidemment des problèmes au niveau de la surveillance électronique de masse, qui est considérée par beaucoup comme entrant en collision avec la liberté des citoyens.

Ces échanges fonctionnent-ils bien avec de grandes puissances comme les États-Unis ou la Russie ?

Avec les États-Unis, ça fonctionne cahin-caha. Ils ont seize agences de renseignement qui ne correspondent pas entre elles, avec 300 000 personnes en tout. C’est le règne de l’hyperspécialisation et du cloisonnement entre les agences. Pour prendre un exemple simple, le FBI peut nous demander des choses, mais ne peut pas nous en donner car il est soumis au secret. C’est problématique. Quant à la Russie, c’est un autre problème, celui de l’intégration des services de renseignement au service de la politique étrangère russe. En résumé, ils ne nous donnent que ce qu’ils veulent, et en plus ça peut être calculé. À chaque fois, c’est donc à prendre avec des pincettes.

Manquons-nous de renseignements en provenance de pays déstabilisés ou en guerre comme la Syrie, l’Irak, la Libye ?

Énormément, oui. La France a rompu tous les liens de la DGSE avec les services syriens. Or les services secrets sont faits pour dîner avec le diable, sinon ils ne servent à rien. Que le pouvoir politique ait voulu rompre avec le régime syrien, c’est une décision qu’il a toute légitimité pour prendre. Mais le rôle des services spéciaux est de permettre – si besoin est – de maintenir un canal discret de communication. Quand, récemment, les services syriens ont tenté de rétablir un canal discret via d’anciens responsables des services français [il s’agit notamment de Bernard Squarcini, l’ancien patron de la DCRI – ndlr], il leur a été opposé un refus catégorique. Que ce soit à droite ou à gauche, il y a une méconnaissance de ce qu’est un service spécial. Notre métier est de garder le contact avec des gens infréquentables. Nous ne sommes ni des juges, ni des flics, ni des diplomates, qu’on nous laisse parler aux agents syriens ne serait pas une reconnaissance politique du régime de Bachar. Avec la Libye et l’Irak, on a aussi perdu quelques bons clients ces dernières années. Ce n’était pas toujours blanc de poil, mais on avait l’habitude de travailler avec eux contre la violence islamiste. On savait que sur une liste de 50 islamistes qu’ils nous envoyaient, il y avait en fait cinq opposants à leur régime. On en tenait compte. Aujourd’hui, on est aveugles, on n’a plus rien qui vienne de ces trois pays. Et dans les zones grises où il n’y a plus vraiment de pouvoir d’État, au Sahel ou ailleurs, il est difficile d’envoyer un blond aux yeux bleus se trimballer, ou de recruter des agents sur place, avec des groupes islamo-mafieux très dangereux qui tuent sans hésiter.

Où en sont les échanges avec les pays du Maghreb, la Turquie, l’Égypte ?

Avec les pays du Maghreb, comme d’autres, c’est souvent en fonction de leurs intérêts propres mais c’est bien utile. Par exemple, c’est un renseignement marocain qui a permis de remonter jusqu’à l’équipe de Saint-Denis ces jours-ci. Les services algériens, c’est en fonction des relations avec le régime. En Tunisie, les services sont quasiment démantelés. En Égypte, ils sont affaiblis mais ils fonctionnent encore. Quant à la Turquie, disons que c’est très ambigu.

Existe-t-il des pays qui ne jouent pas le jeu, ou qui ont d’autres logiques que la nôtre vis-à-vis des djihadistes ?

Oui, il y a les sponsors idéologiques et financiers du terrorisme. Les pétromonarchies du Golfe, qui essayent par tous les moyens – et en particulier par la diffusion de l’idéologie salafiste – d’empêcher la constitution d’un axe chiite du Liban jusqu’à l’Iran, qui ont un problème de légitimité musulmane, et qui veulent empêcher toute dérive démocratique. L’Arabie saoudite, par exemple, s’emploie depuis 30 ans à distiller le message salafiste et wahhabite en Europe, à travers des écoles et des fondations, et le résultat est là aujourd’hui. Il y a trente ans, les musulmans de France ne savaient pas ce qu’était le wahhabisme. Cela étant, l’Iran a pratiqué le terrorisme d’État dans les années 1980 et y a renoncé.

Pour conclure, vous militez pour moins de collecte de données, et plus de moyens humains au sein des services français.

Aux États-Unis, le dragage massif de données n’a pas permis d’éviter les attentats de Boston, et même pas les mitraillages hebdomadaires sur les campus qui avaient été annoncés par leurs auteurs sur les réseaux sociaux. On n’a vraiment pas intérêt à mettre tous nos œufs dans le panier des écoutes massives. Il nous faut des ressources humaines et opérationnelles. Pour le prix d’un satellite d’écoute, on peut embaucher des centaines de personnes. Mais ça demande du temps, et de la volonté politique. À la fin des années 1990, une fois passés les attentats de 1995 qui étaient liés à la situation algérienne, on est venu me dire que mon service coûtait cher et qu’il ne servait pas à grand-chose puisque rien ne se passait. Bercy rechignait à budgétiser les postes. À la DGSE aujourd’hui, il doit y avoir 4 500 à 5 000 personnes, dont 1 000 qui font de l’administratif. Le problème n’est pas tant les effectifs que la qualité et l’utilisation des effectifs, comme à la DGSI. J’ajoute qu’à la gendarmerie, il y a 80 000 personnes qui, à une époque, quadrillaient le territoire et parlaient à tout le monde. On les a reconvertis en percepteurs d’impôts et pères Fouettard sur le bord des routes, au lieu de créer un corps spécifique, une police des routes. Du coup, le maillage territorial du renseignement et la défense opérationnelle du territoire ont été affaiblis.

=> Source : interview de Michel Deléan pour Mediapart, 20 novembre 2015

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