11 septembre 2001 : la rencontre de Robert Fisk avec Ben Laden, l’homme qui secoua le monde

Pour marquer l’anniversaire du 11 septembre 2001, The Independent a choisi de publier  le récit – très instructif – que fit Robert Fisk de sa seconde rencontre avec Oussama Ben Laden en juin 1996. Ce texte est extrait du livre indispensable de Robert Fisk, La Grande Guerre pour la civilisation (éd. La Découverte 2006).


Lors d’une chaude soirée, fin juin 1996, sur le téléphone de mon bureau à Beyrouth, m’arriva l’un des appels les plus extraordinaires que je devais recevoir en tant que correspondant à l’étranger. « M. Robert, un ami que vous avez rencontré au Soudan, veut vous voir », dit une voix en anglais mais avec un accent arabe. Au début, je pensais qu’il parlait d’un autre homme dont je suggérai le nom. « Non, non, monsieur Robert, je veux dire l’homme que vous avez interviewé. Vous comprenez ? » Oui, j’ai compris. Et où pourrais-je rencontrer cet homme ? La réponse tomba : « À l’endroit où il est maintenant. » Je savais que la rumeur voulait que Ben Laden soit retourné en Afghanistan, mais rien ne le confirmait. Alors, comment puis-je le rencontrer ? ai-je demandé. « Allez à Jalalabad – vous serez contacté. »

Un mois plus tard. « CLAC-CLAC-CLAC. » C’était comme si quelqu’un attaquait ma tête avec un pic à glace. « CLAC-CLAC-CLAC-CLAC-CLAC-CLAC-CLAC. » Je me suis assis. Quelqu’un frappait avec un jeu de clés de voiture contre la fenêtre de ma chambre à l’hôtel Spinghar. « Monsssieur Robert », murmura une voix d’un ton pressant. « Monsssieur Robert. » Il sifflait le mot « Monsieur ». Oui, oui, je suis là. « S’il vous plait, descendez, il y a quelqu’un qui veut vous voir. » Je compris alors que l’homme devait avoir escaladé l’ancienne issue de secours pour atteindre la fenêtre de ma chambre. Je me suis habillé, j’ai attrapé un manteau – j’avais le pressentiment que nous voyagerions dans la nuit – et j’ai presque failli oublier mon vieux Nikon. Je marchais aussi calmement que possible en passant devant le bureau de la réception, puis dehors dans la chaleur de l’après-midi.

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L’homme portait une tunique afghane grise et sale et un petit chapeau rond en coton, mais il était arabe et il m’a salué formellement en prenant ma main droite dans les deux siennes. Il a souri. Il a dit s’appeler Mohamed, c’était mon guide. « Pour voir le cheikh ? » demandai-je. Il sourit mais ne répondit pas.

J’ai suivi Mohamed à travers la poussière de la rue principale de Jalalabad jusqu’à ce que nous arrivâmes à proximité d’un groupe d’hommes armés dans une camionnette parmi les ruines d’une ancienne base de l’armée soviétique où se trouvaient des véhicules blindés, avec une étoile rouge rouillée sur une passerelle brisée. Il y avait trois hommes en chapeaux afghans à l’arrière de la camionnette. L’un d’eux tenait un fusil Kalachnikov, un autre serrait contre lui un lance-grenades et six roquettes attachées avec du scotch. Le troisième nettoyait sur ses genoux une mitraillette avec un trépied et une ceinture de munitions. « Monsieur Robert, ce sont nos gardes », dit doucement le conducteur, comme si c’était la chose la plus normale au monde que de traverser les régions sauvages de la province afghane de Nangarhar sous un soleil brûlant avec trois guérilleros barbus. Une radio bidirectionnelle siffla et crépita sur l’épaule du compagnon du chauffeur alors qu’un autre camion d’hommes afghans armés arrivait derrière nous.

Nous étions sur le point de partir lorsque Mohamed descendit de la camionnette avec le conducteur, marcha vers une parcelle d’herbe ombragée et commença à prier. Pendant cinq minutes, les deux hommes restèrent à moitié prosternés, face aux gorges lointaines de Kaboul et, au-delà, face à une Mecque encore bien plus éloignée. Nous avons roulé le long d’une autoroute accidentée, puis nous avons bifurqué dans un chemin de terre près d’un canal d’irrigation. À l’arrière du camion, les armes rebondissaient sur le sol, les yeux des gardes regardaient fixement derrière leur keffieh à carreaux. Nous avons voyagé comme ça pendant des heures, au-delà des villages et des vallées de boue à moitié démolis et d’imposantes rochers noirs, un voyage lunaire.

Au crépuscule, nous avions atteint une série de petits villages de terre, avec des vieillards alimentant des feux de charbon de bois près de la piste, l’ombre des femmes sous la burka afghane, debout dans les ruelles. Il y avait plus de guérilleros, tous barbus, souriant à Mohamed et au conducteur. La nuit tomba avant que nous nous arrêtions, dans un verger où des sofas en bois étaient couverts par des piles de couvertures de l’armée attachées avec des ceintures et de sangles. Des hommes armés émergèrent de l’obscurité, certains tenant des fusils, d’autres des mitraillettes. C’étaient les moudjahidines arabes, les « Afghans » arabes dénoncés par les présidents et les rois de la moitié du monde arabe et par les États-Unis d’Amérique. Très vite, le monde les connaîtra sous le nom d’Al-Qaïda.

Mohamed m’a fait signe de le suivre. Nous avons contourné une petite rivière et avons sauté à travers un ruisseau jusqu’à ce que, dans l’obscurité envahie par les insectes, nous puissions voir une lampe à pétrole. À côté, il y avait un grand homme barbu en tunique saoudienne. Oussama Ben Laden s’est levé, ses deux fils adolescents, Omar et Saad, à côté de lui. « Bienvenue en Afghanistan », dit-il.

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Il avait maintenant 40 ans, mais il semblait beaucoup plus âgé que lors de notre dernière réunion dans le désert soudanais à la fin de 1993. En avançant vers moi, il dominait ses compagnons, grand, mince, avec de nouvelles rides autour de ces yeux étroits. Plus maigre, sa barbe plus longue mais légèrement mouchetée de gris, il portait un gilet noir sur sa robe blanche et un keffieh à carreaux rouges sur la tête, et il semblait fatigué. Quand il m’a questionné sur ma santé, je lui ai dit que j’avais parcouru un long chemin pour cette réunion. « Moi aussi », marmonna-t-il. Il y avait aussi un côté solitaire, un détachement que je n’avais pas remarqué auparavant, comme s’il avait inspecté sa colère, examiné la nature de son ressentiment. Quand il souriait, son regard se dirigeait vers son fils de 16 ans, Omar – des yeux ronds avec des sourcils foncés et son propre keffieh – et ensuite vers les ténèbres où ses hommes armés patrouillaient dans les champs.

Dix jours auparavant, un camion piégé avait démoli une partie du complexe résidentiel de l’US Air Force à Khobar, à Dhahran, en Arabie Saoudite. Nous parlâmes des 19 soldats américains tués. Et Ben Laden savait ce qu’il voulait dire. « Il n’y a pas si longtemps, j’ai conseillé aux Américains de retirer leurs troupes de l’Arabie saoudite. Donnons maintenant quelques conseils aux gouvernements britannique et français pour qu’ils retirent leurs troupes – parce que ce qui s’est passé à Riyad et à al-Khobar montre que ceux qui ont fait cela maîtrise parfaitement le choix de leurs cibles. Ils ont frappé leur principal ennemi, à savoir les Américains. Ils n’ont tué aucun ennemi secondaire, ni leurs frères de l’armée ou de la police en Arabie saoudite… Je donne ce conseil au gouvernement britannique. » Il a ajouté que les Américains devaient quitter l’Arabie saoudite et quitter le Golfe. Les « maux » du Moyen-Orient découlent de la tentative américaine de prendre le contrôle de la région et de son soutien à Israël. L’Arabie saoudite a été transformée en « colonie américaine ».

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Ben Laden parlait lentement et avec précision. Un Égyptien prenait des notes dans un grand cahier près de la lampe, comme un scribe du Moyen Age. « Cela ne veut pas dire déclarer la guerre aux pays occidentaux et aux populations occidentales – mais contre le régime américain qui est contre tous les Américains. » J’ai interrompu Ben Laden. À la différence des régimes arabes, ai-je dit, le peuple des États-Unis a élu son gouvernement. Il dira que son gouvernement le représente. Il a ignoré mon commentaire. J’espère qu’il l’a fait. Dans les années suivantes, sa guerre causerait la mort de milliers de civils américains. « L’explosion d’Al-Khobar n’est pas une réaction directe à l’occupation américaine », dit-il, « mais à cause du comportement américain  contre les musulmans, du soutien aux juifs en Palestine et des massacres de musulmans en Palestine et au Liban – à Sabra et Chatila, à Qana – et de la conférence de Charm el-Cheikh. »

Mais ce dont Ben Laden voulait vraiment parler, c’était de l’Arabie Saoudite. Depuis notre précédente rencontre au Soudan, dit-il, la situation dans le royaume s’est aggravée. Les ulémas, les chefs religieux, ont déclaré dans les mosquées que la présence des troupes américaines n’était pas acceptable et que le gouvernement avait pris des mesures contre ces ulémas « sur le conseil des Américains ». Pour Ben Laden, la trahison du peuple saoudien a commencé vingt-quatre ans avant sa naissance, quand Abdul Aziz al Saoud a proclamé son royaume en 1932. « Le régime a commencé à appliquer la loi islamique et sous cette bannière tout le peuple saoudien est venu pour aider la famille Saoud à prendre le pouvoir. Mais Abdul Aziz n’a pas appliqué la loi islamique. Le pays a été livré à sa famille. Ensuite, après la découverte du pétrole, le régime saoudien a trouvé un autre soutien – l’argent pour rendre les gens riches et leur donner les services et la vie qu’ils souhaitaient et les rendre satisfaits. » Ben Laden mordillait une brindille de bois de siwak, mais l’histoire – ou sa propre version de celle-ci – était à la base de presque toutes ses remarques. La famille royale saoudienne avait promis la promulgation de la charia tout en permettant aux États-Unis « d’occidentaliser l’Arabie saoudite et de drainer l’économie ». Il accusa le régime saoudien d’avoir dépensé 25 milliards de dollars pour soutenir Saddam Hussein dans la guerre Iran-Irak et 60 milliards de dollars supplémentaires pour soutenir les armées occidentales dans la guerre de 1991 contre l’Irak, « en achetant du matériel militaire qui était ni nécessaire ni utile pour le pays, en achetant des avions à crédit » tout en créant une hausse du chômage, une hausse des impôts et une économie en faillite. Mais pour Ben Laden, la date charnière était 1990, année où Saddam a envahi le Koweït. « Lorsque les troupes américaines sont entrées en Arabie saoudite, la terre des deux lieux saints, les ulémas et les étudiants en charia de tout le pays ont vivement protesté contre l’ingérence des troupes américaines. Cette grosse erreur du régime saoudien d’inviter les troupes américaines a causé leur déception. Ils apportaient leur soutien aux nations qui luttaient contre les musulmans. »

Ben Laden fit une pause pour voir si j’avais écouté sa leçon d’histoire si minutieusement exclusive. « Les Saoudiens se sont souvenus de ce que les ulémas leur ont dit et ils se rendent compte que l’Amérique est la principale raison de leurs problèmes… taxes et mauvais services. Maintenant, les gens comprennent les discours des ulémas dans les mosquées – que notre pays est devenu une colonie américaine. Ce qui s’est passé à Riyad et à Khobar est la preuve évidente de l’énorme colère du peuple saoudien contre l’Amérique. Les Saoudiens savent maintenant que leur véritable ennemi est l’Amérique. » Le renversement du régime saoudien et l’expulsion des forces américaines du royaume allaient de pair pour Ben Laden. Il affirmait que la véritable direction religieuse de l’Arabie saoudite – parmi laquelle il se voyait clairement – était une source d’inspiration pour les Saoudiens, que les Saoudiens eux-mêmes chasseraient les Américains, que les Saoudiens – jusque-là considérés comme riches et complaisants – frapperaient les États Unis. Cela pouvait-il être vrai ?

Ben Laden s’interrompait parfois une minute pour réfléchir à ses paroles. La plupart des Arabes, confrontés à la question d’un journaliste, diraient la première chose qui leur viendrait à l’esprit, de peur de paraître ignorants s’ils ne le faisaient pas. Ben Laden était différent. Il était inquiétant parce qu’il possédait cette qualité qui conduit les hommes à la guerre : une totale conviction de soi-même.

Ben Laden me demanda – une routine pour chaque Palestinien sous occupation – si les Européens n’avaient pas résisté à l’occupation pendant la Seconde Guerre mondiale. Je lui ai dit qu’aucun Européen n’accepterait cet argument à propos de l’Arabie Saoudite – parce que les nazis ont tué des millions d’Européens alors que les Américains n’ont jamais assassiné un seul Saoudien. Faire un tel parallèle est historiquement et moralement déplacé. Ben Laden n’était pas d’accord. « En tant que musulmans, nous avons un fort sentiment qui nous unit… Nous pensons à nos frères en Palestine et au Liban… Quand 60 Juifs sont tués en Palestine » – il parlait des attentats-suicides palestiniens en Israël – « tout le monde se réunit dans les sept jours pour critiquer cette acte, alors que la mort de 600 000 enfants irakiens ne suscite pas la même réaction. » Selon les responsables de l’ONU eux-mêmes, la mort de plus d’un demi-million d’enfants et les sanctions de l’ONU qui s’en sont suivies était toujours la première référence de Ben Laden à propos de l’Irak. « Tuer ces enfants irakiens est une croisade contre l’islam », déclara Ben Laden. « En tant que musulmans, nous n’aimons pas le régime irakien mais nous pensons que le peuple irakien et ses enfants sont nos frères et nous nous soucions de leur avenir. » C’était la première fois que je l’entendais utiliser le mot « croisade ».

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Pendant un moment, un orage monta à l’est du camp de Ben Laden et on pouvait apercevoir les éclairs orange vif sur les montagnes à la frontière du Pakistan. Mais Ben Laden pensait que cela pourrait être aussi un tir d’artillerie, la poursuite des combats inter-moudjahidines qui avaient dérangé son esprit après la guerre contre les soviétiques. Il devenait mal à l’aise. Il interrompit sa conversation pour prier. Puis, sur le tapis de paille, plusieurs hommes jeunes et armés servirent à dîner – des assiettes de yaourt et de fromage avec du pain naan afghan et encore du thé. Ben Laden était assis entre ses fils, silencieux, les yeux sur sa nourriture.

J’ai dit à Ben Laden que l’Afghanistan était le seul pays qui lui restait après son exil au Soudan. Il acquiesça. « L’Afghanistan est l’endroit le plus sûr au monde pour moi. » C’est le seul endroit, ai-je répété, où il pouvait faire campagne contre le gouvernement saoudien. Ben Laden et plusieurs de ses combattants arabes éclatèrent de rire. « Il y a d’autres endroits », répondit-il. Voulait-il dire le Tadjikistan ? ai-je demandé. Ou l’Ouzbékistan ? Le Kazakhstan ? « Il y a plusieurs endroits où nous avons des amis et des frères proches – nous pouvons y trouver refuge et sécurité. » J’ai dit à Ben Laden qu’il était déjà un homme pourchassé. « Le danger fait partie de notre vie », rétorqua-t-il.

Il a commencé à parler à ses hommes de l’amniya, de la sécurité et a regardé à plusieurs reprises vers les éclairs dans le ciel. Le tonnerre retentit comme un coup de feu. J’ai essayé de poser une autre question. Quel genre d’État islamique Ben Laden souhaiterait-il voir ? Les voleurs et les meurtriers auraient-ils encore les mains ou la tête coupées dans son État sous charia islamique, tout comme en Arabie saoudite aujourd’hui ? Sa réponse fut insatisfaisante. « L’islam est une religion complète pour chaque détail de la vie. Si un homme est un vrai musulman et commet un crime, il ne peut être heureux que s’il est justement puni. Ce n’est pas de la cruauté. L’origine de ces punitions vient de Dieu par l’intermédiaire du prophète Mohamed, que la paix soit sur lui. » Dissident, Oussama Ben Laden pouvait l’être, mais modéré jamais. J’ai demandé la permission de prendre une photo de lui et pendant qu’il en discutait avec ses compagnons, je griffonnais dans mon cahier les mots que j’utiliserais dans le dernier paragraphe de mon reportage sur notre rencontre : « Oussama Ben Laden pense qu’il représente maintenant l’ennemi le plus redoutable du régime saoudien et de la présence américaine dans le Golfe. Les deux ont probablement raison de le considérer comme tel. » Je sous-estimais l’homme.

Oui, dit-il, je pouvais le prendre en photo. J’ai ouvert mon appareil photo et permis à ses gardes armés de me regarder pendant que je mettais un film dans le boîtier. Sans prévenir, Ben Laden rejeta sa tête en arrière en esquissant un mince sourire, avec cette auto-conviction et ce soupçon de vanité que je trouvai si dérangeant. Il appela ses fils Omar et Saad qui s’assirent à ses côtés pendant que je prenais d’autres photos. Ben Laden devint le père fier, le chef de famille, l’Arabe chez lui.

Puis son anxiété est revenue. Le tonnerre était incessant maintenant et se mêlait aux claquements des fusils. Il était temps que je parte, me pressa-t-il, et j’ai réalisé que ce qu’il voulait dire, c’était que lui devait partir, qu’il était temps pour lui de revenir à la lutte pour l’Afghanistan. Lorsque nous nous sommes serré la main, il cherchait déjà les gardes qui allaient l’escorter.

=> Source : Robert Fisk, The Independent (traduction : Pierrick Tillet – NB : le livre de Robert Fisk a été excellemment traduit en français par Laurent Bury, Martin Mackinson et Alain Spiess, mais n’ayant pas retrouvé mon exemplaire, je me suis attelé à la tâche pour cet extrait).

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